N’ayant pas encore vu le camp, je décide d’accompagner Iman malgré les protestations de mon traducteur qui veut quitter Jénine au plus vite et rentrer chez lui dans son village, à quelques kilomètres du danger.
Le centre du camp n’est plus qu’un amas de ruines. Non pas des carcasses de maisons éventrées ou trouées par les tirs d’obus, non pas des pans de murs branlants. Cela, je l’ai vu à Beyrouth lors de l’invasion israélienne de 1982, ou à Groznyï, la capitale tchétchène bombardée pendant des mois par les Russes. Ce que nous découvrons ici est autre chose : c’est comme si un géant fou avait réduit en miettes, méthodiquement, mètre par mètre, tout ce qui a constitué l’habitat, la vie de son ennemi, pour en faire disparaître les traces, annihiler toute possibilité de reconnaissance, de mémoire. Ce ne sont désormais que des gravats où seuls peuvent vivre les rats. Encore plus que la volonté de détruire, il y a là une volonté de nier jusqu’à l’existence d’une population.
Deux mois après les combats, la poussière jaune et des odeurs qu’on préfère ne pas identifier rendent encore l’atmosphère irrespirable. Un journal israélien a publié le récit de la brute qui avait labouré le centre du camp pendant soixante-douze heures d’affilée avec délectation, se vantant de conduire son bulldozer sur des maisons qu’il savait habitées, et d’avoir si bien écrasé les demeures et pulvérisé les ruines qu’il avait ainsi fait cadeau aux Palestiniens d’un beau terrain de foot !
Les hélicoptères Apache tournent au-dessus de nos têtes.
Dans le camp, l’affolement est à son comble. Les ménagères, toutes voiles dehors, courent vers la rue principale où se trouvent les commerces, et en reviennent chargées de plateaux d’oeufs, suivies d’enfants tenant par les pattes des poules qui piaillent. L’échoppe du boulanger est assaillie par une foule dense qui se bouscule pour acheter des pyramides de galettes de pain. Chacun se hâte de faire ses provisions. Ils savent par expérience que les hélicoptères peuvent leur tirer dessus à tout instant, mais ils en prennent le risque. Le dernier couvre-feu a en effet duré quarante jours, la population a durement souffert de la faim et, parmi ceux qui ont osé braver le couvre-feu, beaucoup ont été abattus. Tel ce boulanger sorti un matin pour aller faire du pain, car il ne supportait plus d’entendre les enfants pleurer de faim. Les soldats ont fait feu, il est resté dans la rue à saigner, personne ne pouvait aller le secourir. Il est mort vidé de son sang.
À l’entrée du camp quelques jeunes gens armés de kalachnikov se préparent à défendre les leurs, tels des héros tragiques. Que peuvent-ils en effet avec leur armement dérisoire contre le feu des hélicoptères et des chars ? J’approche, sans grand espoir de pouvoir leur parler ; dans la frénésie générale ce n’est pas vraiment le moment. Mais, à ma surprise, ils acquiescent. Ils ont envie de témoigner, de dire ce qu’ils ont sur le c ?ur, conscients que c’est peut-être la dernière fois.
- Abritons-nous derrière le mur, ici c’est trop dangereux,
les hélicoptères tirent dès qu’ils voient l’éclat d’un fusil.
Ils sont trois, deux étudiants en sciences sociales et un agriculteur. Ils ont dans les vingt-cinq ans. Devant la journaliste étrangère ils commencent par crâner :
- Nous les attendons. Nous avons des plans secrets
pour défendre Jénine. La rue est minée pour les empêcher
d’entrer. La rue, pas les maisons, comme une certaine presse
a voulu le faire croire. Comment pourrions-nous tuer les
nôtres ? s’indignent-ils.
- Combien de combattants êtes-vous ?
- Nombreux, disséminés dans tout le camp.
En fait, ils sont très peu à disposer d’autre chose que de pierres. Beaucoup ont été tués ou blessés pendant les quarante jours de siège, et des centaines ont été faits prisonniers. Ceux qui restent sont des desperados prêts à donner leur vie.
- Pensez-vous vraiment pouvoir empêcher les Israéliens
d’entrer ?
Celui qui semble le chef a le visage tanné par le soleil et l’allure d’un loup efflanqué. Il fait partie des « Tanzim », la jeunesse combattante du Fatah. Arrêté lors de la première Intifada, il a passé six ans dans les prisons israéliennes.
À ma question il répond d’un sourire désabusé, à quoi bon jouer la comédie ?
- Je sais que je vais mourir. Aujourd’hui, demain, dans
un mois, c’est pareil. Ce qui n’est pas pareil, c’est la façon
dont je meurs : comme un homme en combattant, ou comme
un lâche, en essayant de me protéger au fond d’une maison.
Aucun d’entre eux ne s’illusionne, ils savent qu’ils ne peuvent rien contre la force israélienne, et ils ne croient plus à l’intervention de la communauté internationale. Mais plutôt que de se faire arrêter et torturer, ils veulent mourir les armes à la main, en infligeant des pertes, même minimes, à l’ennemi.
Dans le ciel de Jénine ville les F-16 font des cercles qui se rapprochent. Tous ceux qui ont une voiture y ont entassé leur famille, pêle-mêle avec les victuailles et le matériel indispensable pour survivre quelques jours ou quelques semaines, sans oublier les matelas sur le toit. Au milieu d’un concert de klaxons, dans des encombrements dantesques, chacun se hâte de quitter la ville.
Mais je veux absolument aller à l’hôpital voir le médecin-chef. Grommelant, Salah, mon traducteur, me suit En homme oriental, il ne veut surtout pas montrer sa peur ; mais il doit pester contre l’image qu’on leur colle à la peau... pourquoi les Palestiniens seraient-ils tous des héros ?
Le docteur Abu Khalil me reçoit dans son vaste bureau au dernier étage de l’hôpital. C’est un bel homme d’une quarantaine d’années, au visage empreint de bonté et de simplicité. Il parle un français parfait, ayant fait ses études de chirurgien pédiatre à Alger. Il est revenu à Jénine en 1993. Pendant tout l’entretien nous entendrons les grondements des hélicoptères qui survolent la ville.
- Jusqu’à ces deux dernières années il n’y avait pas de gros problèmes à Jénine. C’était un important centre agricole et commercial où les Arabes d’Israël venaient faire leurs courses, car, en temps normal, lorsqu’il n’y a pas de barrages, nous ne sommes pas très loin de Haïfa et de Nazareth.
« Mais ici comme ailleurs les gens ne croyaient plus aux négociations. Les choses ont commencé à vraiment se gâter depuis un an, avec les incursions israéliennes répétées, et finalement ce siège abominable. On parle de cinquante-quatre morts, mais vu l’intensité des combats, le nombre de missiles et de chars, je pense qu’il y en a eu bien plus. Il doit en rester encore beaucoup sous les décombres. Je dis cela parce que nous avons à la morgue un certain nombre de cadavres trouvés dans différents endroits et qui n’ont pas été réclamés, ce qui signifie que toute la famille doit avoir été tuée. Il y a aussi des indices et des témoignages selon lesquels les Israéliens ont emporté des cadavres avec eux. Mais le plus terrible est moins le nombre de morts que la façon dont on a laissé agoniser les blessés. Ce sont des crimes contre l’humanité qui devraient être jugés par un tribunal international.
« Pendant douze jours personne n’a eu le droit d’entrer dans le camp. Le Croissant-Rouge et la Croix-Rouge internationale ont supplié l’armée israélienne de nous laisser sortir pour soigner les blessés. Nous n’avions même pas le droit de franchir la porte de l’hôpital. De ma fenêtre je voyais le centre où étaient rassemblés les prisonniers que les soldats obligeaient à se mettre nus, et qu’ils tabassaient. C’est là aussi qu’étaient rassemblés les blessés, qu’on frappait également.
« II est impossible de vous expliquer les sentiments d’un médecin qui voit des blessés souffrir devant ses yeux et qui ne peut rien faire. L’hôpital était vide, et à quelques mètres de nous les blessés se vidaient de leur sang !
« Ce n’est qu’au bout de cinq jours que nous avons eu la permission d’aller avec la Croix-Rouge aux abords du camp. A peine avions-nous pu ramasser trois blessés graves que les soldats ont « confisqué » nos ambulances et ont emmené les hommes quasi mourants en prison ! Nous avons été reconduits manu militari à l’hôpital.
« Un jour ils ont même tiré par la fenêtre alors que nous étions en réunion avec le délégué de la Croix-Rouge et quelques médecins.
Il se lève et me montre des impacts de balles dans le mur.
- Mais ils n’ont pas fait que menacer. Ils ont tué le
docteur Khalil Suleyman, le directeur du Croissant-Rouge, un
type formidable. Il était sorti avec l’accord express des Israéliens, et accompagné de la Croix-Rouge, pour aller ramasser des blessés dans le camp. Il se trouvait dans une ambulance avec une fillette qu’il ramenait. Les Israéliens ont lancé sur l’ambulance une bombe incendiaire et il a été brûlé vif. Il hurlait en appelant à l’aide, mais les soldats tiraient sur quiconque tentait d’approcher. Après cela ils ont dit, comme d’habitude, que c’était une erreur...
- Le téléphone sonne, le docteur Abu Khalil répond longuement, on sent qu’il essaie de rassurer.
- Ce sont mes enfants qui s’affolent, me dit-il en rac
crochant, ils ont dix et treize ans, ils entendent les hélicoptères, ils ont peur. C’est très dur pour eux...
- Désolée, je prends votre temps, je vais partir vous avez
sans doute encore des choses à préparer.
- Non, tout est prêt, le gaz, l’eau, les instruments. Il y a
actuellement trente médecins dans l’hôpital. La dernière fois
les Israéliens avaient même détruit notre appareil à oxygène,
mais cette fois nous avons mis au point un système de
sécurité. Tout cela bien sûr dans l’hypothèse que nous puissions sortir...
On entend le grondement des hélicoptères qui se rapproche. Le téléphone sonne à nouveau. Les enfants réclament leur père. Il est temps que je parte.
Le docteur Abu Khalil se lève pour me raccompagner. Il semble infiniment triste.
- Nous avions tellement espéré en l’aide des Européens, mais ils n’osent contrer Israël qui a réussi à faire assimiler la critique de sa politique à de l’antisémitisme. Comment vos intellectuels acceptent-ils ce chantage ? Comment pouvez-vous rester passifs devant les crimes perpétrés par l’année de Sharon ? Où est passée la tradition humaniste de l’Europe ?
Pendant l’entretien, Salah, mon traducteur, est arrivé à trouver une voiture pour nous faire sortir de la ville. J’ai essayé de le convaincre que nous pourrions rester en prenant quelques précautions. Il m’a demandé, narquois, si je voulais risquer d’être bloquée durant des semaines, qu’en tout cas ce serait sans lui. Nous avons quitté Jénine parmi les derniers. Une demi-heure plus tard une colonne de tanks investissait la ville.
In section "Jénine, ville martyre", Le parfum de notre terre de Kenize Mourad, Ed Robert Laffont, 2003
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