En avril 2002, l’assaut contre le camp de réfugiés de Jénine a fait la une de toute la presse. Pendant douze jours, le camp a essayé de résister aux forces israéliennes qui l’avait investi. L’attitude de t’armée israélienne a été sévèrement dénoncée par la communauté internationale, certains responsables n’hésitant pas à parler de crimes de guerre
Tôt ce matin j’ai quitté Nazareth pour Jénine , malgré les mises en garde du patron de l’hôtel, désolé de voir partir sa seule cliente. Jénine n’est qu’à trois heures de route, et aux informations on n’a pas signalé de couvre-feu.
Mais lorsque nous arrivons au barrage, à quelques kilomètres de la ville, nous sommes arrêtés par des soldats très nerveux :
- On ne passe pas !
- Pourquoi ? La ville n’est pas bouclée ! Je dois passer, je suis journaliste.
Je suis consciente que ce n’est pas le meilleur argument Les journalistes sont détestés, ils voient et racontent ce qu’on préférerait cacher au monde, et surtout, peut-être, effacer de sa propre mémoire. Des choses que sans doute la plupart de ces jeunes soldats réprouvent au fond d’eux-mêmes. On essaie donc par tous les moyens de décourager les journalistes, et surtout ceux de la presse étrangère, perçus comme des antisémites qui critiquent sans comprendre que les Palestiniens sont tous de la graine de terroriste !
J’ai sorti mon accréditation délivrée en bonne et due forme par le ministère israélien de l’Information. Les soldats hésitent : l’ordre est de bloquer le passage, mais on n’a rien précisé pour les membres de la presse.
J’insiste pour qu’ils nous laissent passer. Finalement, de guerre lasse, ils nous y autorisent, à condition que le chauffeur leur remette sa carte d’identité qui lui sera rendue à son retour. Maintenant c’est le chauffeur qui hésite, puis après discussion accepte de me faire traverser, mais pas question de m’emmener jusqu’à Jénine.
Au premier village, nous trouvons le propriétaire du minibus local en train de jardiner - avec le bouclage actuel les clients se font rares. A notre arrivée, il abandonne sa pioche.
- On y va, il y aura toujours un moyen de passer !
Nous n’avons pas fait trois kilomètres que nous sommes
arrêtés par un groupe d’hommes et de femmes.
- Vous ne pouvez pas continuer, les Israéliens ont barré
toutes les routes.
Nous apprenons que le matin même un attentat contre un bus de militaires a fait seize morts, tout près de Jénine. Les auteurs viendraient du village voisin d’El Yamoun. Toute la région est quadrillée.
- La seule solution, déclare quelqu’un, c’est de passer à
travers champs. Avec le minibus c’est possible.
En quelques minutes, nous nous retrouvons en pleine campagne. Tout est calme, un calme étrange, pesant... comme si la nature même retenait son souffle. Aussi loin que la vue puisse porter, on ne distingue pas une âme, pas même un chien. Dans la voiture les passagers plaisantent, mais on les sent aux aguets : à chaque instant ça peut tirer.
L’étroit chemin que nous empruntons n’est que creux et bosses, le chauffeur slalome en lâchant des bordées d’injures. Brusquement il s’arrête : la piste est coupée par une véritable fondrière. Il faut continuer à pied.
Au bout d’une heure, couverts de sueur et de poussière, nous arrivons en vue de Jénine, la ville martyre qui pendant douze jours a tenu tête à l’armée israélienne, un symbole de résistance pour le peuple palestinien mais aussi pour tout le monde arabe. À l’entrée nous accueille, ironie macabre, un monument arborant la colombe de la paix, emblème d’une autre époque, triste évocation des illusions perdues.
Je veux d’abord me rendre à l’hôpital. Me voyant hésiter, l’homme qui pendant notre périple m’a aidée à porter mon sac se propose de m’accompagner. Il se présente : il est le président de l’Association des paysans de la région de Jénine.
- Ici comme à Gaza des milliers de familles de fermiers
ont vu leurs terres ravagées, m’explique-t-il. Au moindre
soupçon, les soldats arrivent avec leurs tanks et leurs bulldozers, saccagent les terres, détruisent les maisons et les puits, abattent le bétail, non seulement de la personne soupçonnée mais de toute sa parenté et souvent de tout le village, et procèdent à de multiples arrestations. Depuis le début de l’Intifada, Israël a instauré ces punitions collectives, interdites par le droit international.
« En outre, ils contrôlent nos frontières et, sous prétexte de sécurité, nous interdisent d’exporter. La région est ruinée. L’Autorité palestinienne doit parler aux Israéliens, trouver un moyen. C’est vital !
Il essaie de se raccrocher à l’idée que l’Autorité peut apporter une solution, car la situation est si grave qu’il ne peut se permettre de perdre aussi l’espoir ; mais on sent qu’il n’y croit guère.
Lorsque nous arrivons à l’hôpital, on me dit que le directeur est occupé à mettre en place le dispositif d’urgence en prévision d’une nouvelle attaque israélienne. Si je reviens dans une heure, j’ai une chance de le rencontrer.
Juste à la sortie se dresse un grand bâtiment blanc, l’université Al Qods, le nom arabe de Jérusalem. J’entre dans la cafétéria, bondée d’étudiants qui discutent et rient, une jeunesse animée et bruyante, insouciante, semble-t-il, comme dans n’importe quelle université au monde. Seule différence : garçons et filles forment des groupes à part. Je m’approche d’une table où trois jeunes filles en hejab m’accueillent avec un sourire.
- Discuter de la situation ? Vous êtes la bienvenue !
Quittant la cafétéria trop sonore, nous nous sommes assises sur le petit muret de la cour, à l’ombre d’un olivier. Souha, Zahira et Iman ont entre dix-huit et dix-neuf ans. Les deux premières habitent Kabatiya, un village proche, et étudient la comptabilité, l’autre habite dans le camp de réfugiés de Jénine, et veut devenir pédagogue.
La conversation s’est à peine engagée que notre groupe est rejoint par une demi-douzaine de garçons curieux de ce que vont dire les filles. Dans cette ville martyre beaucoup de jeunes parlent désormais de se sacrifier dans des attaques-suicides. Est-ce que ce sont juste des propos exprimant la révolte et la douleur, ou est-ce plus que cela ?
Souha a une voix cristalline d’adolescente qui contraste avec la véhémence de ses propos :
- Moi, après tout ce que nous avons vécu ces temps-ci, je
suis prête à aller en Israël faire une opération martyre !
Les trois m’ont reprise vivement lorsque j’ai parlé d’opération-suicide, car l’idée n’est pas de se suicider mais de donner sa vie pour la cause de la Palestine.
- Ma cousine a été tuée lors des récents événements,
poursuit Souha. Elle était sortie chercher à manger car ses
enfants pleuraient de faim à la maison. Alors elle s’est dit qu’en prenant une petite rue par-derrière elle pourrait... (Les larmes l’interrompent, son amie Zahira lui caresse l’épaule, elle reprend, d’une petite voix tremblée). Ils lui ont tiré dessus, on ne sait pas si elle est morte sur le coup ou si elle a longtemps souffert. On n’a pu récupérer son corps que plusieurs jours après...
Iman, une blonde au visage angélique, dit qu’elle aussi est prête et qu’elle n’a pas peur de la mort :
- Aujourd’hui je vis, mais demain peut-être que les Israéliens vont venir me tuer, alors je préfère devenir une kamikaze, pour qu’au moins ma mort serve à quelque chose, qu’elle serve à mon peuple. On n’a pas besoin d’être religieux, de croire à une vie future. La religion ce peut être l’amour de sa terre, l’amour de son pays. Bien sûr, il y a la peur de mourir, mais choisir ma mort, c’est échapper à mon statut de victime, d’esclave à la merci du maître israélien, c’est échapper à l’arbitraire, échapper à leur arrogance, eux qui disposent comme ils veulent de nos vies.
J’insiste :
- Chaque fois qu’il y a un attentat kamikaze (j’adopte
avec soulagement ce mot qui permet de ne pas choisir entre
suicide et martyre et de ne pas froisser des sensibilités écorchées), les Israéliens répliquent en tuant beaucoup plus de Palestiniens. Les chiffres montrent que pour une victime israélienne il y en a quatre palestiniennes. Croyez-vous vraiment que les attentats kamikazes soient un bon moyen de les faire reculer ?
Derrière nous, un étudiant s’insurge :
- Notre pays est occupé, devons-nous rester passifs ?
Sa véhémence est à la mesure de son désespoir, il faudrait être de pierre pour ne pas ressentir sa douleur. Je hoche la tête pour lui montrer que je compatis, mais j’insiste :
- N’est-il pas plus réaliste d’essayer de négocier ?
Quelles négociations ? réplique vivement Zahira, une
grande fille au visage grave. Les Israéliens ne veulent pas
négocier car ils seraient obligés de nous rendre notre territoire. Ils agitent l’idée de négociation, mais chaque fois que la pression internationale les oblige à s’asseoir à une table ils s’arrangent pour faire tout échouer. Des preuves ? Il y en a des douzaines. L’hiver dernier, par exemple : Sharon demandait une semaine de calme pour reprendre les négociations. Le 16 décembre 2001, Arafat a décrété la trêve, il avait pu persuader les extrémistes de la respecter. Pendant vingt-quatre jours le calme a régné. Mais le 14 janvier les Israéliens assassinaient Raed al Karmi, le leader des brigades
al-Aqsa de Tulkarem qui avait réussi à maintenir le calme
dans la région. Alors évidemment tout est reparti ! Quelques mois plus tard, le 22 juillet, alors que les négociations secrètes, initiées par les Britanniques, étaient sur le point d’aboutir - le Cheik Ahmad Yassine, dirigeant spirituel du Hamas, ayant accepté d’arrêter les attentats -, une bombe a été lancée en pleine nuit sur un immeuble de Gaza, tuant un dirigeant du Hamas, Salah Sehadeh, et de nombreux civils, dont neuf enfants. Comment voulez-vous qu’on croie à la bonne foi du gouvernement israélien ?
Un garçon s’indigne :
- Un mort en Israël, tous les journaux en parlent, pour
nous, on en fait à peine mention. Récemment, à Jénine, mon
cousin de vingt ans a été tué. Il n’avait pas de fusil, il ne
lançait même pas de pierres.
Quand ils décrivent leurs proches, victimes des Israéliens, ces jeunes n’osent plus dire que ceux-ci étaient des activistes, ni même qu’ils lançaient des pierres. Ils veulent présenter tous les Palestiniens comme des brebis menées à l’abattoir, car la propagande est telle qu’ils ne savent plus où se situer. S’ils disent : « X a lancé des pierres », ils craignent que le monde n’estime pas que c’est une raison suffisante pour l’abattre.
Je me souviens alors de ce qu’un ami israélien, Michel Warchawski (1), m’expliquait :
- C’est la perversité de la démarche israélienne qui
oblitère toute l’histoire antérieure de l’invasion et de l’occupation, avec son cortège de cruautés et d’humiliations. Ils prennent pour excuse un jet de pierres et disent : « Nous sommes attaqués, nous devons bien nous défendre », en taisant que l’attaque n’est qu’une réponse, bien faible, à une bien plus importante agression. Ce qu’ils font est si énorme
que, si l’on reprend les choses depuis le début, on n’arrive
pas à y croire, le déséquilibre des forces et des actions est si
grand qu’on ne comprend pas comment le monde ne voit
pas l’injustice criante. C’est que les Palestiniens sont nuls
pour ce qui est d’informer, tandis que les Israéliens, eux, sont
passés maîtres dans l’art de la propagande et de la manipulation des médias.
« II suffit de voir comment a été rapporté l’échec de Camp David, toute la faute étant mise sur Arafat qui aurait refusé, alors que « Barak lui offrait tout » ! Jusqu’à ce que, un an plus tard, le conseiller spécial de Bill Clinton pour le Moyen-Orient, Robert Malley, et trois membres de la délégation israélienne - Oded Eran, Amnon Lipkin-Shahak et Ami Ayalon - contestent cette version officielle. Mais le mal était fait. Tout le monde garde en tête la version de Barak.
Assis un peu en retrait, un homme d’une trentaine d’années au visage émacié entouré d’un collier de barbe a assisté à la conversation. Il est professeur d’anglais, et c’est un vrai feda), disent les étudiants qui le pressent de parler. Quand je lui assure l’incognito, il se met à rire : « Je n’en suis plus là ! »
Ahmed Fayed est né dans le camp de Jénine, d’une famille qui, en 1948, a fui son village d’Affula.
- J’ai perdu deux frères en avril lors de la dernière invasion. L’un était un policier palestinien, qui selon ce qui était prévu par les accords d’Oslo collaborait avec les policiers israéliens pour maintenir le calme. Lorsque l’armée est entrée dans le camp avec ses chars Merkava et ses bulldozers après avoir bombardé d’abord le quartier général de la police, que pouvait-il faire sinon prendre les armes pour essayer de défendre les siens ? Ils l’ont tué devant moi... Mon autre frère était handicapé moteur. Le huitième jour de l’invasion, à cinq heures trente du matin, les Israéliens ont envoyé des grenades incendiaires qui ont mis le feu à notre habitation. Nous sommes sortis en hâte pour voir un bulldozer avancer sur la maison. Ma mère a crié : « Arrêtez, il y a un handicapé. Laissez-nous le sortir ! » Le bulldozer a continué à avancer. Alors un voisin qui parlait hébreu s’est interposé et a supplié l’officier de nous donner une chance d’aller chercher mon frère. Celui-ci a accepté. À peine ma mère et ma s ?ur étaient-elles rentrées que le bulldozer s’est remis à avancer, écrasant les murs. Nous avons hurlé. Elles n’ont eu que le temps de s’échapper, sans avoir pu emmener mon frère qui a été enseveli sous les ruines...
« II est resté vivant deux jours, continue-t-il d’une voix altérée. Nous l’entendions crier, appeler à l’aide. Avec des pioches, avec nos mains, nous avons tout essayé pour le dégager. Les cris ont fini par s’arrêter... Jusqu’à maintenant
- Mais ne croyez-vous pas que les attentats kamikazes
soient contre-productifs car ils unissent contre vous les Israéliens, même les plus modérés ?
Ahmed s’est dressé, comme piqué par un serpent :
- Les modérés, parlons-en ! Où était le Mouvement
israélien pour la paix ? Où étaient-ils pendant cette invasion ?
J’ai cru à ce mouvement, j’ai même eu des relations avec eux.
Ils nous ont trahis. Par leur silence ils ont soutenu Sharon.
Vous devez comprendre une chose : on ne devient pas un kamikaze par désespoir, parce qu’on souffre trop. Ce n’est pas un acte isolé, c’est un acte de guerre, un acte politique pour demander justice et dignité. Le geste du kamikaze est moins sanglant que la politique de l’Amérique qui envoie des bombes et fait des milliers de morts et de mutilés, ou des centaines de milliers de malades à vie, comme les irradiés d’Hiroshima. Nous sommes prêts à cesser les actions kamikazes si nous avons d’autres moyens de lutter. Comme a dit récemment un leader du Hamas, « Donnez-nous des F-16 et nous arrêterons les bombes humaines ».
Deux garçons ont rejoint notre petit groupe.
- L’armée va bientôt investir la ville, vous feriez mieux de
rentrer, nous lancent-ils.
Ahmed se lève, il est d’un calme olympien, comme si l’approche du danger, le risque de mourir aujourd’hui même, n’avait aucune importance.
- Allez, je vous laisse, je dois rejoindre le camp. Tout le
monde est resté là-bas malgré les destructions. Ils sont décidés
à se battre, ils veulent venger leurs morts.
Après son départ, je me tourne vers Iman :
- Vous n’allez pas revenir dans le camp maintenant !
C’est trop dangereux. Pourquoi ne restez-vous pas chez vos
amies ?
Elle semble gênée par ma suggestion :
- Non, je veux rentrer chez moi. Je préfère être avec mes
proches quoi qu’il arrive, je me sens solidaire.
Autour de nous les garçons sourient :
- C’est impossible, la tradition veut qu’une fille soit chez
elle, surtout la nuit.
Ces jeunes coqs semblent trouver normal qu’une fille mette sa vie en jeu pour préserver les convenances. J’objecte :
- Mais elle serait chez une amie !
À leur expression je comprends qu’une amie a des frères et que le seul fait de passer la nuit sous le même toit est suffisant pour perdre sa réputation. Même en ces temps de guerre, de dangers, d’horreurs, la femme doit continuer à sacrifier sa vie à cette étroite idée de la vertu...
(1) Michel Warchawski est militant de la paix israélo-palestinienne depuis 1968, et président du Centre d’information alternative de Jérusalem.
In section "Jénine, ville martyre", Le parfum de notre terre de Kenize Mourad, Ed Robert Laffont, 2003
> Continuez votre lecture : "Jénine" 2ème partie
> Retour au sommaire