Cet après-midi, à Ramallah, malgré le couvre-feu, quelques personnes se sont risquées dans la rue. Les tanks ne circulent pas dans les quartiers, ils sont regroupés dans le centre-ville, surtout autour de la Mouqata’a où depuis des semaines Arafat est retenu prisonnier.
Avec Liana, mon amie romancière, nous nous dirigeons vers Al Bireh, la ville jumelle qui prolonge Ramallah. Soudain, derrière nous, un grondement de moteur caractéristique, nous nous figeons sur place : dans un nuage de poussière deux jeeps nous dépassent, ignorant les promeneurs et les femmes qui discutent sur les balcons de leurs maisons. Nous respirons. Tout est imprévisible ici, tout dépend des consignes du jour mais aussi des soldats. Certains doivent réprouver le rôle qu’on leur fait jouer et ils évitent d’arrêter une femme qui fait ses courses ou de tirer sur les passants qui prennent le frais.
Aujourd’hui c’est un demi couvre-feu, de ceux qui étouffent l’économie, mais qui permettent au moins de sortir et de respirer un peu.
Il est six heures du soir, le soleil descend à l’horizon, une lumière dorée se répand sur la ville, on se surprend à oublier le siège et à penser que la vie est douce.
Les deux adolescents avec lesquels nous avons rendez-vous nous attendent, assis sur un muret de pierres. Habillés de frais et cheveux bien lissés, ils ont l’air d’enfants sages, un peu intimidés. Amin a treize ans, Hashem quinze, ils sont voisins et tous deux passionnés de football.
- Jusqu’à l’an dernier on allait jouer tous les jours sur le grand terrain, là-haut, juste en face de la colonie de Pisgot, raconte Hashem. À chaque fois les soldats passaient et ils tiraient pour nous faire peur. Un jour, ils ont tiré sur un garçon qui jouait et l’ont blessé à la cuisse. Il est tombé, il saignait beaucoup, heureusement l’ambulance est arrivée et l’a vite emmené à l’hôpital. Maintenant il va bien, mais il boite, il ne peut plus jouer.
- Pourquoi vous ont-ils tiré dessus ? Vous lanciez des pierres ?
- Non, on faisait que jouer.
Liana m’explique que, bien que le terrain appartienne aux Palestiniens, les colons de Pisgot emploient tous les moyens pour faire le vide autour de la colonie.
- C’est pareil dans tout le pays, les colons empêchent les enfants de jouer, les gens de passer, les paysans d’aller cultiver leurs champs, dès lors qu’ils estiment que c’est trop près d’une colonie. Tous les jours des gens sont tués ainsi.
- Maintenant on ne peut plus aller sur le grand terrain, on est obligés de se contenter d’un petit, près de l’école, déplore Hashem, on ne peut pas vraiment s’exercer comme il faudrait.
- Mais on a trouvé un moyen de les embêter, intervient Amin malicieusement : on envoie vers la colonie des cerfs-volants aux couleurs du drapeau palestinien, ça les rend furieux, regardez !
Dans le ciel, en effet, à quelque cinq cents mètres, juste au-dessus des remparts qui entourent Pisgot, deux grands oiseaux noir, vert, rouge et blanc se balancent insolemment.
Je regarde Amin. Petit, frêle, il a le visage chiffonné d’un enfant mal nourri.
- Avant j’allais lancer des pierres, plus maintenant, ça ne sert à rien, qu’à faire tuer les enfants. Moi je veux devenir un combattant pour venger mon père.
Il a dit cela posément, comme une indiscutable évidence.
- Ces salauds ont tué mon père alors qu’il faisait son jogging ! Il était très sportif, se souvient-il avec un petit sourire fier. La journée, il travaillait comme peintre en bâtiment, et en fin d’après-midi il allait s’entraîner dans une salle de sport. Ce jour-là, la salle était fermée, alors il est allé courir. Une patrouille de soldats est passée, ils lui ont tiré dessus. C’était le 5 juillet 2001. Il n’y avait même pas de couvre-feu...
- Mais pourquoi ont-ils tiré ? ai-je demandé, incrédule.
- Dans les parages, il y avait eu des coups de feu, les soldats sont arrivés et, en représailles, ils ont tiré sur le premier venu...
Il s’interrompt, la gorge nouée. Son ami Hashem lui lance un regard inquiet et, se retournant vers moi, me lance :
- Si vous croyez qu’ils ont besoin d’excuses ! Même si on ne fait rien, ils peuvent nous tuer. J’ai un voisin, un enfant de dix ans, qui est mort dans son lit touché par une balle qui a traversé sa fenêtre. Et - ses yeux noirs étincellent - ils ont même tué mon chien... pour rien ! Si vous saviez comme il était gentil, et si joyeux, il avait à peine deux ans, il était tout le temps avec moi. Un jour, il y a eu des tirs derrière notre maison, située près de la colonie, un tank est arrivé, mon chien a aboyé, le tank a lentement tourné son canon vers lui et a envoyé un obus. Mon chien a éclaté en morceaux.
Ses lèvres se serrent :
- Quand je serai grand, je les tuerai !
- D’ici là il y aura eu des négociations et, espérons, la paix.
- Je n’y crois pas. On a bien vu que les négociations ne servaient à rien, les Israéliens ne tiennent jamais leur parole. Ils ne partiront que par la force !
Sur le chemin du retour Liana me fait part de son inquiétude :
- La situation a totalement changé depuis ces deux années d’occupation. Maintenant ce ne sont plus seulement des jeunes gens qui parlent d’employer des moyens violents, mais des enfants. Et plus seulement parmi les pauvres et les désespérés mais de plus en plus les enfants des classes moyennes qui sont révoltés par ce qu’ils voient.
Me reviennent les mots de l’avocate israélienne, Léa Tsemel : “Les Palestiniens ne connaissaient pas la haine. Nous la leur avons apprise. Nous sommes de bons professeurs... ”
In section "Enfants palestiniens et israéliens", Le parfum de notre terre de Kenize Mourad, Ed Robert Laffont, 2003
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