Quel rôle la littérature joue-t-elle dans le mouvement de libération Palestinien ? Bien que la question elle-même ne soit pas subversive, c’est ce que l’on ressent. Les considérations sont nombreuses, mais il est difficile d’imaginer ce qu’un poème peut faire dans le canon d’un fusil.
Ghassan Kanafani
On me demande souvent, lors d’interviews et sur les campus universitaires, quel rôle joue, selon moi, la littérature dans le mouvement de libération de la Palestine. Bien que la question en elle-même ne soit pas subversive, c’est en tout cas l’impression qu’elle donne : quel est le rôle de la littérature ? À qui sert-elle, ici, dans le monde anglophone, dans les halls d’hôtels chics et les auditoriums de l’Ivy League, à des années lumières des fusils de fortune des camps de réfugié.e.s ? Difficile à dire. Il est difficile d’imaginer ce qu’un poème peut faire dans le canon d’un fusil.
Habituellement, je proposerais mon anecdote classique : Rashid Hussein a écrit son poème sardonique, God Is A Refugee (Dieu est un réfugié), pour protester contre la “loi foncière” israélienne de 1960, qui interdit la vente ou le transfert de terres “appartenant à l’État” (comme 93 % de toutes les terres saisies en 1948), et contre la « loi sur la propriété des absents » de 1950, qui permet au gouvernement Israélien de s’arroger les propriétés des réfugié.e.s palestinien.ne.s dépossédé.e.s lors de la Nakba. Son poème n’a pas seulement documenté le vol de terres par les sionistes, il a aussi aidé à fédérer les fermier.e.s et les propriétaires terrien.ne.s pour qu’ils lancent une grève générale…. ». Je donne des réponses faciles : les artistes sensibilisent le monde entier et alimentent les masses au niveau local. Mais parfois, je suis tenté de dire le contraire. Je suis tenté de dire que ce n’est que de la poudre aux yeux, qu’après tous les poèmes, les essais et les discours, le statu quo n’a pas été ébranlé.
Il devient de plus en plus difficile de résister à cette tentation. Plus on me gratifie d’adjectifs et de platitudes pour mes écrits, plus on me rappelle que ces accolades sont surdimensionnées et dénuées de sens, d’autant plus que d’autres ne reçoivent aucune reconnaissance de ce type, ayant souffert – et continuant à souffrir – derrière des barreaux et dans des lits d’hôpitaux, ayant sacrifié leurs membres ou même leur vie. D’autant plus que l’opinion superficielle « l’existence c’est la résistance » reste en vogue (à ne pas confondre avec l’organisation « L’Existence c’est la Résistance »). Qu’on ne s’y trompe pas, l’existence de Mahfoutha Shtayyeh, qui s’accroche à ses oliviers face aux bulldozers, est une résistance. L’existence des Palestinien.ne.s qui font face à aux expulsions à Silwan, Sheikh Jarrah et Masafer Yatta, qui font face à l’effacement dans les camps de réfugié.e.s au Liban, etc. est une résistance. Mais qu’en est-il de ceux d’entre nous qui ont plus de mobilité et d’accès ? Comment nos contributions peuvent-elles transcender les gestes identitaires symboliques ? Encore une fois, il est difficile d’imaginer ce qu’un poème peut faire dans le canon d’un fusil.
La culpabilité est la réponse évidente ici, mais la culpabilité est en sommeil ; il est beaucoup plus productif de parler d’obligation. En particulier, de l’obligation liée au fait d’être des artistes et des producteurs.rices de connaissances dans la sphère publique. Je me souviens souvent des mots du regretté Basel Al-Araj : « Si vous voulez être un intellectuel, vous devez être engagé » – bien que je sois enclin à soutenir que le mot arabe pour « engagé », mushtabik, a des connotations beaucoup plus militantes – « Si vous ne voulez pas être engagé, si vous ne voulez pas affronter l’oppression, votre rôle en tant qu’intellectuel est inutile ».
Depuis quelques mois, j’entraîne mes ami.e.s dans des débats épuisants sur mon dilemme. Quel est le rôle de la production culturelle dans une lutte de libération, dans notre lutte de libération pour être exact ? Un de mes amis, membre du Mouvement de la jeunesse palestinienne, m’a dit que « l’art ne peut pas exister pour l’art », qu’il doit servir un objectif plus important dans la lutte. Un autre ami, chanteur, a affirmé que les artistes sont plus efficaces lorsqu’ils s’attaquent à des récits individuels plutôt qu’à ce qu’il appelle « les slogans abstraits de la cause”. D’autres ont évoqué certains des grands poètes et écrivain.e.s qui ont élaboré le discours que je répète aujourd’hui, et m’ont demandé comment je pouvais être à la fois un cynique et un perroquet.
L’un de ces noms est, bien sûr, Ghassan Kanafani, qui a non seulement illustré ce que signifie être un « intellectuel engagé », mais qui a aussi intimement compris comment nos ennemis n’ont jamais cessé d’utiliser les arts comme une « partie cruciale et indivisible de [leur] mouvement ». Dans On Zionist Literature (De la littérature sioniste), son livre de 1967 récemment traduit en anglais, il écrit : « Le sionisme politique a largement utilisé [la littérature] non seulement pour ses efforts de propagande, mais aussi pour ses campagnes politiques et militaires ».
Bien que tous.tes mes ami.e.s semblent croire que l’art et la culture jouent un rôle intrinsèque – à l’exception d’un ami qui croit au fusil et à rien d’autre que le fusil – aucun n’était d’accord sur la nature de ce rôle ou sur la manière dont il devrait se manifester de manière systémique. Nos débats n’ont abouti à aucun consensus. Et ils ont été épuisants, et non revigorants, car, au-delà des réponses faciles (sensibilisation, carburant, etc.), les inlassables questions qui s’en sont suivies ont prévalu : Les artistes doivent-ils être redevables aux institutions nationales ou culturelles (quelles institutions ?) qui régissent leur pratique artistique ? Qui, dans le contexte d’une société civile meurtrie par la criminalisation, la corruption et le manque de ressources, peut fournir les outils nécessaires à une renaissance révolutionnaire ? Est-ce que je porte atteinte à la liberté artistique en suggérant que les artistes sont des atouts pour notre lutte ? Qui, en l’absence de leadership politique, a l’autorité pour répondre à ces questions ?
Je suis conscient que je n’ai pas l’expertise nécessaire pour résoudre les questions ci-dessus – qui ont été posées par de nombreuses personnes avant moi, à maintes reprises – et je ne tenterai pas de le faire dans ce court essai. Je m’intéresse simplement à l’idée de l’obligation de l’artiste et à la manière dont cette obligation peut être exploitée.
Lorsque j’ai rencontré Jeremy Corbyn en avril dernier à Londres, je m’attendais à ce qu’il me parle de sanctions, de sanctions et encore de sanctions. Au lieu de cela, j’ai été surpris de l’entendre parler des promesses de ma génération, des jeunes Palestinien.ne.s qui chantent, écrivent des poèmes et réalisent des films, qui, selon lui, semblaient être l’avenir inévitable de la défense de la cause palestinienne. Il a insinué que la production culturelle avait une qualité intrinsèquement messianique, faisant écho, peut-être sans le vouloir, à la notion selon laquelle « la troisième Intifada sera culturelle », une citation souvent attribuée à Juliano Mer Khamis, qui a fondé le Théâtre de la Liberté de Jénine avec l’évadé de prison et ancien chef des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, Zakaria Zubeidi, et d’autres activistes. Je trouve ce point de vue romantique et réducteur pour les raisons que j’ai déjà évoquées. Toutefois, s’il y avait effectivement un ange dans le marbre, il ne se sculpterait pas sans aide. Une soi-disant intifada culturelle ne va pas naître au hasard, pas sans une infrastructure gigantesque et un soutien organisationnel énorme.
Pour moi, l’obligation est un substitut de l’institution. En tant qu’écrivain disposant d’une tribune publique, je devrais au moins acquérir une éducation politique et, de préférence, rechercher des conseils politiques si je dois traiter de la Palestine dans mon travail. Je ne suggère pas que nos contributions doivent nécessairement être didactiques ou militantes. Je n’appelle pas non plus à l’instauration d’un patronage réglementé par l’État dans notre cher et dysfonctionnel État de Palestine (je n’avais pas réalisé qu’il existait un ministère des médias à Ramallah avant l’assassinat de Shireen Abu Akleh). Je suggère simplement que notre situation – qui a été mystifiée par des décennies d’obscurcissement et de nuances fabriquées – devrait être gérée avec prudence. En l’absence de ressources politiques et médiatiques, les déclarations publiques sur notre lutte collective doivent être éclairées par le collectif. En bref, elles doivent être loyales envers la rue palestinienne.
Une amie a qualifié cette position d’ »injuste ». Je l’avais partagée sous la forme de critiques adressées à Mo lors de sa sortie sur Netflix (je m’abstiendrai de développer pour des raisons de longueur). « Il est injuste d’attendre d’une émission de télévision qu’elle porte la Palestine sur son dos », a-t-elle déclaré. Et je suis d’accord : il est injuste d’imposer à nos artistes des responsabilités qui ne sont pas assumées par d’autres artistes. Mais c’est ainsi. Il est si rare de rencontrer le peuple Palestinien dans les médias grand public, en particulier dans le monde anglophone, qu’une émission comme Mo est peut-être la première interaction d’un téléspectateur américain moyen avec notre situation, du moins en dehors de nos apparitions diabolisées sur CNN ou dans le New York Times. Mo, bien sûr, n’est qu’un exemple et, à mon avis, il n’y en a pas beaucoup.
Il ne m’échappe pas que je risque de faire appel au populisme en utilisant des termes tels que « loyal à la rue palestinienne », et même de souscrire à la même politique identitaire que je dénonce habituellement. Ces mêmes politiques identitaires qui permettent aux publications sionistes de jouir d’une crédibilité accrue après avoir engagé des sténographes palestiniens pour diffuser leur propagande. Ce n’est pas l’identité palestinienne de Mo Amer qui m’a incité à porter un regard critique sur son émission de télévision (je ne fais pas pression sur le célèbre DJ palestinien Khaled pour qu’il enregistre un album célébrant la Fosse aux lions). C’est plutôt parce que la Palestine, de par sa conception, occupe une place importante dans la série télévisée. L’obligation n’est donc pas tant celle d’un.e artiste ou d’artistes palestinien.ne.s exclusivement, mais celle de l’art lui-même, si la Palestine est le point focal qu’il a choisi.
La rareté de la représentation palestinienne qui rend remarquable une série comme Mo ou un film comme Farha signifie que les organisations sionistes sont plus susceptibles de se jeter sur chaque nouvelle chanson, film ou cours universitaire qui jette un peu de lumière sur le sort des Palestinien.ne.s, sans parler de sympathie à leur égard. Et rien n’échappe à la réaction sioniste : ni les livres pour enfants les plus dociles, ni les assiettes en céramique peintes par des enfants de Gaza, ni même les articles de presse qui, bien que favorables à la Palestine, citent les déclarations des responsables Israélien.ne.s comme s’il s’agissait d’une doctrine visant à éviter la controverse. Dans ces conditions, comment peut-on, en toute conscience, produire une critique de quelque chose qui fait déjà l’objet de tant d’attaques ?
Mais notre protection légitime de l’art Palestinien – en plus du sentiment à la mode « l’existence est une résistance » – signifie que toute notre production culturelle dans le monde anglophone risque d’être traitée de la même manière. Le radical est mis dans le même sac que le libéral ; le sans-gêne est mis dans le même sac que le désespérément persuasif. Le critère de qualité de l’art Palestinien devient simplement son identité. Mais sans critique – une critique sérieuse, pas une critique qui cherche des mines dans tous les champs – il ne peut y avoir de croissance. En d’autres termes, sans critique ni défi, la relation dialectique entre l’artiste et la « rue » ne peut être maintenue ou remise en question, et le rôle de l’artiste devient uniquement cérémoniel.
On pourrait dire que je cherche la petite bête en affirmant que cette obligation n’incombe pas qu’aux artistes Palestinien.ne.s, mais plutôt à tous les artistes qui choisissent de représenter la Palestine dans leur travail. Malgré cette sémantique, il n’en reste pas moins que de nombreux.ses Palestinien.ne.s se trouvent dans l’obligation de représenter leur communauté, qu’ils en soient ou non responsables. Nos politicien.ne.s sont incompétent.e.s et complaisant.e.s, voire complices. Des décennies de déstabilisation, de violence coloniale et d’effacement nous ont placés dans cette situation dégradée. N’importe quel Palestinien.ne, en particulier un.e artiste, et surtout dans le courant dominant, peut se voir confier la tâche de porte-parole de la communauté et, si souvent, cela se fait du jour au lendemain. En fait, cela s’applique à presque tous les domaines, et pas seulement aux arts.
Si nous sommes tous intrinsèquement racialisé.e.s en raison de notre situation géographique (et de notre mise à l’écart), nous ne nous engageons pas tous dans un travail militant, comme c’est le cas dans toutes les sociétés. Certain.e.s d’entre nous, si ce n’est la plupart, sont appelés sur le ring à un moment aléatoire de leur vie – presque toujours en réaction à une urgence profondément personnelle. J’avais 11 ans lorsque je me suis retrouvé à faire campagne avec mon anglais approximatif pour sauver ma maison de Sheikh Jarrah d’une dépossession violente, tandis que Ru’a Rimawi venait de terminer ses études de médecine lorsqu’elle a été plongée dans le monde du plaidoyer, réclamant justice pour ses deux frères martyrs, Jawad et Thafer. Nous avons tous les deux été transformé.e.s en ministères médiatiques propres, nous efforçant de créer une crise autour de ce que le monde médiatique traite habituellement comme un événement banal. Et nous ne sommes pas des cas uniques ou rares ; les exemples sont innombrables.
Lorsque je parle à la télévision du nettoyage ethnique dans ma propre maison et dans la grande Jérusalem, je ne me considère pas comme un ambassadeur du peuple Palestinien et je n’ai pas été élu pour l’être (en toute honnêteté, l’Autorité Palestinienne non plus). Mais à ce moment-là, je représente le peuple Palestinien, contre ma volonté et peut-être même contre la sienne. Je me suis souvent dit qu’il était possible de résoudre cette tension en se transformant en vecteur pour la collectivité. Aussi malheureux et injuste que cela puisse être, je dois m’y préparer. C’est l’obligation, ai-je toujours pensé.
Mais tout le monde ne prend pas cette décision. Dans une interview récente, Shabjdeed, un rappeur populaire de Jérusalem, a expliqué pourquoi il a sorti un disque apolitique après le succès massif de sa chanson de 2021, Inn Ann, qui s’inscrit facilement dans le genre de la musique révolutionnaire. Il a déclaré : « Je peux vous garantir que je ne libérerai pas la patrie en rappant ». Non seulement il a refusé de s’y soumettre, mais il a fait la satire de cette obligation. Je respecte cette position, d’autant plus qu’elle reconnaît les limites de toute forme d’art fonctionnant de manière indépendante, en dehors des limites d’un mouvement organisé.
Un matin, dans le salon d’un ami à Haïfa, le voisin de mon ami, qui se trouve être un artiste, m’a tapé sur l’épaule alors que je répondais à des emails (« jouant sur mon téléphone », comme il l’a dit). « Tu veux savoir comment nous pouvons ressembler davantage aux Juifs.ves ? « Non », ai-je répondu. « Chaque Israélien.ne, a-t-il poursuivi, sert dans l’armée pendant trois ans, puis une autre cohorte fait de même. Ce n’est pas notre cas. » Il avait raison. En l’absence d’armée, il n’y a pas de devoir national défini pour les Palestinien.ne.s. Si la révolution devait être télévisée, ne devrait-elle pas être un peu plus systémique ?
La proposition de l’artiste voisin de mon ami m’a rappelé une diatribe similaire : Ruth Wisse, professeur émérite de littérature yiddish à Harvard, s’est adressée aux « Juifs.ves américain.e.s » et a déclaré : « Chacun d’entre nous doit servir deux ans dans l’armée, certains d’entre nous cinq ans… Vous devez servir deux ou trois ans dans l’armée des mots. Vous devez apprendre à mener la bataille politique, qui est encore plus importante à ce stade que la bataille militaire… Vous devez apprendre à riposter sur les campus, à présenter des arguments. »
J’ai bien peur que quelque chose résonne dans le sentiment criant de Wisse. Une « armée de mots » est l’endroit où l’obligation réimagine notre participation à la lutte comme étant calculée, au lieu d’être aléatoire et réactionnaire. Je ne dis pas que l’art et la culture remplaceront le fusil, je dis plutôt qu’on se doit de remuer ciel et terre.
Bien qu’il y ait eu 75 ans d’études et de production de connaissances palestiniennes, et que chaque journaliste, diplomate et législateur.rice ait accès aux preuves visuelles et matérielles des atrocités commises contre le peuple palestinien, je crois, du moins pour l’instant, que le temps de la persuasion n’est pas révolu. Les artistes peuvent influencer et ont influencé l’opinion publique internationale dans de nombreux cas au cours de l’Histoire. C’est certainement vrai pour le sionisme. La « marche disciplinée de la littérature sioniste au rythme du mouvement politique », comme l’a dit Kanafani, « alors qu’elle allait crescendo de roman en roman et d’histoire en histoire », a certainement servi son projet colonial en Palestine.
J’ai récemment eu un entretien avec l’actrice et dramaturge Raeda Taha. Lorsque je lui ai fait part de ma révélation dévastée que si je me tenais debout et lisais un poème devant la barrière militaire de Qalandiya, elle ne s’effondrerait pas et ne prendrait pas feu, elle a invoqué le même principe : « [La libération] est une question d’accumulation. Tout ce qui a été fait, et est fait aujourd’hui pour la cause, ne sera pas vain. C’est une accumulation de tant de petites victoires qui nous mèneront un jour quelque part. Je ne suis pas d’accord avec vous pour dire qu’un poème ne libère pas, qu’une chanson ne libère pas, qu’une pièce de théâtre ne libère pas. Tous ces éléments, et bien d’autres encore, feront avancer les choses au fil des ans. Nous nous appuyons sur ce que nous avons fait depuis 1948, et même avant ». Dans ce contexte, le rôle de l’artiste dans un mouvement de libération est le même que celui de tout autre membre de ce mouvement. Accepter l’obligation de participer à l’ascension.
Mohammed El-Kurd est un écrivain et poète de Jérusalem, en Palestine occupée. Il est rédacteur culturel à Mondoweiss.
Source : Mondoweiss
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine