Amis des arts et de la culture de Palestine

Lettre ouverte au Président Abbas de Abdelfattah Abusrour

Vous connaissez tous Abdelfattah, fondateur-directeur du centre culturel Al-Rowwad du camp de Aida. C’est un homme d’une grande gentillesse, calme et ouvert. Il vient d’écrire une lettre ouverte à M. Abbas, Président de l’autorité palestinienne. Cette lettre est très grave, en ce sens que pour la première fois Abdelfattah met en doute la capacité et la volonté d’Abbas de mener le peuple palestinien vers la reconnaissance de ses droits.
A mon avis cette lettre accusatrice fait courir un grand danger à son auteur.
Je vous demande donc avec gravité d’écrire chacun une lettre à Abdelfattah afin de l’assurer de notre solidarité et de témoigner de son humanisme. J’espère que nous contribuerons ainsi à le protéger.
Je vous remercie.
JC Ponsin
 
PS : le droit au retour des réfugiés palestiniens est clairement défini par la résolution 194 des Nations Unies. Demander son application est donc le devoir le plus élémentaire de qui est solidaire du peuple palestinien. C’est, nous dira-t-on, une revendication politique. Bien évidemment. Mais c’est aussi une revendication culturelle : la terre est le support de la mémoire et de la culture : on le sent bien à la lecture de la lettre d’Abdelfattah. Notre association des amis d’Al-Rowwad est donc pleinement dans son rôle de défenseur de la résistance par la culture en appuyant la démarche d’Abdelfattah.



Cher M. le Président de l’Autorité Palestinienne,

Je m’appelle Abdelfattah Abdelkarim Hasan Ibrahim Mohamad Ahmad Mostafa Ibrahim Srour Abusrour. Je suis né dans le camp de réfugiés d’AÏda, construit sur un terrain loué pour 99 ans par l’UNRWA à des propriétaires palestiniens de la ville de Bethléem. Mes deux frères aînés, mon père ainsi que son père et tous ceux qui sont nés avant eux, sont nés dans le village de Beit Nateef, un des villages détruits le 21 octobre 1948 par les bandits sionistes. Ma mère est née dans le village de Zakareyya, aussi détruit en 1948. Ce sont deux villages parmi les 534 détruits par les bandits sionistes.

J’ai grandi dans le camp de réfugiés d’Aïda. Lorsque j’avais 4 ans, je me souviens que la plupart des habitants du camp se cachaient dans une grotte, derrière notre maison. Je me souviens des vieux parlant de la guerre. Je me rappelle que le ciel était constellé d’avions et que nous, les enfants, étions couverts avec des couvertures noires par les soins de nos mères.

Je me souviens du premier couvre-feu après l’occupation israélienne du camp d’Aïda. Je me souviens du premier soldat israélien, un vieux Juif irakien d’environ 60 ans, qui était positionné juste devant la porte d’entrée de notre maison. Je me souviens du jour où mon deuxième frère a été invité pour un entretien par l’administration de l’occupant militaire en 1972. Il n’est jamais revenu à la maison. Je me souviens de son exil, après six mois de prison, sans accusation ni jugement..

Je me rappelle les premiers points collectifs de distribution d’eau dans le camp. Il y avait quatre points avec quatre robinets chacun pour toute la population du camp. Je me souviens aussi des premiers WC collectifs. Il y avait aussi quatre points, chacun d’entre eux composé d’un WC pour les hommes et d’un pour les femmes. Je me souviens des terrains autour du camp, où nous avions l’habitude de jouer et de présenter dans la nature nos petits spectacles de théâtre. Je me souviens des grands trous dans la terre ; lorsqu’ils se remplissaient d’eau ils devenaient nos piscines.

Je me souviens de la première colonie israélienne, à côté du camp, la colonie Gilo... les grues y travaillent toujours depuis les années 70. Je me souviens des religieux juifs venant à la mosquée Bilal Ibn Rabah, transformée en synagogue après l’occupation de 1967 et rebaptisée Tombeau de Rachel, où ils venaient prier. Il ne nous était plus permis de laver nos morts et de faire une dernière prière sur leur tombe avant de les enterrer dans le cimetière juste à côté.

Je me souviens des premiers points de contrôle militaire israéliens, entre Bethléem et Alquds-Jérusalem. Je me souviens des premiers permis exigés par les Israéliens et de toutes les routes alternatives et des chemins pour contourner les points militaires, pour ceux qui n’avaient pas de permis.

Je me souviens de l’évolution du mur de séparation, depuis le début où il n’était qu’un amas de terre avec d’énormes trous dans les routes et dans les rues, puis des barbelés et ensuite des blocs de béton de 2 puis 4 mètres, de 8 à 12 mètres de hauteur. Je me souviens de toutes les fois où j’ai été arrêté par les soldats israéliens sur le chemin vers ma famille (mon épouse est de Jérusalem-est). Je me souviens de 6 ans sans permis, où j’ai emprunté tous les chemins connus ou inconnus de Bethléem à Alquods, par l’est ou par l’ouest, par les routes principales, par les vallées et les collines.

Je me souviens de cet espace qui se rétrécissait dans le camp, avec une population qui augmentait pour atteindre 5.000 habitants, originaires des 41 villages détruits par les bandits sionistes, dont 66% de moins de 18 ans, dont la rue est le seul espace de jeu, derrière des murs qui encerclent le camp, au nord, à l’est et à l’ouest.

Je me souviens de cet accord de Jéricho et de son check-point , dont vous avez accepté le maintien, qui ne devait être que symbolique mais où l’on attend aujourd’hui des heures car telle est la volonté de n’importe quel petit soldat de l’armée d’occupation. Et nous négocions maintenant un passage vers la vieille ville de Jérusalem sous le contrôle de cette même armée d’occupation israélienne !

Je me souviens que nous étions nourris d’amour pour ce pays occupé, parce qu’il est le nôtre. Je me souviens des clés rouillées de nos maisons de notre village de Beit Nateef, des clés pour des portes qui n’existent plus, des clés qui ont leurs portes dans nos coeurs et dans notre imagination.... Des clés pour des portes qui ont réellement existé, pour des maisons réelles, qui ont existé, où des vraies personnes ont vécu et ont élevé leurs enfants. Ces clés rouillées sont encore avec moi. Je me souviens que nous étions élevés dans cette croyance éternelle que le droit est le droit et que rien ne justifie de l’ignorer. Je me souviens que notre droit au retour dans nos maisons et dans nos villages d’origine est un droit éternel, que rien ne peut le changer, ni ce qu’on appelle les « réalités sur le terrain », ni les accords politiques, parce que ce n’est pas seulement un droit collectif mais un droit individuel... C’est mon droit, M. le Président, c’est le droit de mes enfants et de mes petits-enfants, et de tous ceux qui suivront, peu importe où ils naîtront.

Cher M. le Président,

Je me rappelle le décès de ma mère, le 9 septembre 2003. Elle avait 75 ans. Je me rappelle la mort de mon père le 26 décembre 2006. Il avait 96 ans. Ma mère et mon père espéraient être enterrés dans leur village de Beit Nateef, là où ils se sont mariés, là où ils ont élevé quelques-uns de leurs enfants, là où ils ont irrigué leur terre de sueur, de sang et de larmes, là où ils ont empli la terre de joie, de bonheur, de rires et de chuchotements.

Mes parents sont enterrés dans le cimetière du camp d’Aïda. Le tombeau de ma mère est juste au pied de la tour des snipers militaires, entourée de barbelés. Je n’ai pas accès au tombeau de ma mère. Je ne peux même pas lui rendre visite, un jour de fête où quand je veux lui réciter une sourate du Coran.

Cher M. le Président

J’ai été plein de l’espoir qu’après 60 ans d’occupation, qu’après 60 ans de résistance armée et non-armée, nous puissions faire autre chose que des promesses futiles. J’ai été plein de l’espoir que jamais nous n’abandonnerions nos droits, qui sont reconnus par le monde entier, même si le monde entier reste complice de l’injustice. J’ai été rempli de l’espoir que rien ne peut justifier de renoncer à nos droits, malgré toutes « les réalités sur le terrain », comme ils disent. Si non, quel héritage laisserions-nous à nos enfants et aux générations à venir ? Faut-il leur dire : « allez et laissez-vous emporter par le vent... Ne résistez jamais à l’oppression et ne vous dressez pas contre l’injustice : l’important est de rester vivant, même si cette vie n’est qu’humiliation et non-reconnaissance de votre qualité d’être humain » ?

Où nous emmenez-nous, M. le Président ? Vers quel désert nous guidez-vous ? Vers quelle catastrophe ? Qui vous a donné la permission de parler en mon nom et au nom de mes enfants ? Qui vous a permis de solder nos droits ? Quel est le prix de ces soldes du droit des gens et de leurs sacrifices pendant 60 ans ?

Là où les résolutions des Nations Unies parlent de droit au retour et droit à la compensation pour toutes les souffrances dans l’exil et dans les camps de réfugiés, pour toutes les exploitations de nos terres et de nos propriétés, pour toutes ces années d’humiliation et de torture qui s’accumulent, vous osez dire que ce ne sont pas tous les gens qui veulent retourner dans leur village d’origine. Même si c’était le cas, cela ne leur ôte aucunement leurs droits sur leurs maisons et leurs terres d’origine, qu’ils veuillent retourner ou pas. S’ils veulent vendre aux autres, c’est leur choix, mais ce n’est le droit de personne de décider qui veut et qui ne veut pas retourner. Ce n’est pas votre droit ni le droit de quiconque de dire : « ceux qui ne veulent pas retourner, il faudrait leur donner une compensation ». Chaque réfugié et fils de réfugiés, chaque petit-fils ou petite-fille de réfugiés a droit à une compensation pour ces 60 ans de Nakba, ceux qui ont quitté et ceux qui ont été obligés de quitter... ceux qui étaient propriétaires des terres, qui avaient leurs champs d’orangers et d’arbres fruitiers. Oui, les oranges de Jaffa existaient avant Israël, et continueront d’exister après, si Israël ne finit pas par les détruire comme les oliviers millénaires qu’il a coupés.

Vous n’avez pas été élu, M. le Président, pour renoncer à nos droits... ou pour abandonner nos espoirs et nos rêves ni les droits de notre peuple qui vit encore dans les camps de réfugiés, sur des terrains loués, réfugiés parfois dans leur propre pays, qui attendent le retour dans leurs maisons d’origine, depuis déjà 60 ans.

Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois et année après année, nous vivons dans le mensonge et les promesses brisées d’un changement... Le changement arrive... mais pour le pire. Rien ne s’améliore avec toutes ces négociations, M. le Président ! Faut-il nous déshabiller et montrer notre nudité pour qu’Israël, ses leaders et ses forces d’occupation soient satisfaits parce que nous n’avons plus rien à cacher ?

Hier, les Israéliens ont distribué des papiers à Jérusalem-est. Utilisant le Coran sacré et leur Torah, ils disent qu’ils ne font qu’accomplir la promesse de Dieu en peuplant Israël et chassant tous ceux qui ne sont pas Juifs. Faut-il donc que nous les comprenions et les aidions en quittant notre pays pour être accueillis dans d’autres pays arabes ? Ensuite, nous pourrions vivre en paix et nos enfants pourraient vivre heureux avec leurs enfants et tout serait merveilleux. Est-ce la prochaine étape, M. le Président ? Est-ce parce que les colonies s’étendent tellement que nous ne pouvons plus imposer notre présence en Israël et que nous devons être gentils et faire ce qu’Israël veut que nous fassions, pour que nous ayons la sympathie du monde entier ? On parle de compromis terribles et de solutions difficiles : est-ce à nous d’être les plus gentils et d’offrir le plus de compromis, de pardonner, d’oublier, d’abandonner nos droits et de quitter le pays ou de mourir ?

M. le Président,

Je ne suis pas prêt à quitter mon pays. Je ne le quitterai jamais de plein gré, même si c’était le seul moyen pour gagner ma vie. Je ne renoncerai jamais à mon droit au retour dans mon village d’origine, même si on me donne une forteresse au Royaume Uni, un château en France, un chalet sur la Mer rouge et une propriété aux Bahamas. Mon droit est le mien et ni vous ni quiconque n’a le droit de l’effacer, de l’échanger ou de jouer avec.

Nous avions l’habitude d’entendre parler des lignes rouges qu’aucun négociateur ne franchirait. Que reste-t-il des ces lignes rouges, M. le Président ? Nous avons entendu parler de la ligne verte... qui est devenue la ligne grise du mur de séparation. Les lignes rouges sont devenues roses et sont tellement diluées dans le blanc qu’elles sont devenues invisibles. Est-ce tout ce qui nous reste de notre résistance héroïque, de tout le sang de nos martyrs et des années d’emprisonnement ?

J’espère sincèrement que vous abandonnerez votre tour d’ignorance des besoins de votre peuple et que vous descendrez sur le terrain et regarderez les yeux de ceux qui ont encore l’amour pour ce pays malgré les désastres dans lesquels nous sommes plongés, au milieu de ces négociations futiles et improductives, pendant que le sang palestinien est versé tous les jours par ceux avec qui vous négociez. N’avons-nous pas honte d’accepter que ce cirque continue ?

J’aurais beaucoup aimé, M. le Président, que cette énergie que vous déployez pour négocier avec les Israéliens soit investie pour unir les Palestiniens encore en dispute, à cause de l’entêtement de nos leaders politiques. Ce n’est pas vous, les leaders, qui souffrez, mais notre peuple. Sommes-nous tellement nuls pour ne pas mériter que vous donniez votre temps et votre énergie pour arrêter cette mascarade et unir notre peuple au lieu de chercher toujours ce qui divise ces âmes torturées ? Ne suffit-il pas que nous soyons considérés tout simplement comme un cas humanitaire, qui ne vaut pas plus qu’un sac de farine, une bouteille d’huile ou un médicament périmé ? Ne suffit-il pas que toute une population soit transformée en mendiants, soit plongée dans la pauvreté et dépende de la charité, au lieu de l’aider à produire en gardant intacte sa dignité ? Ne suffit-il pas que nous soyons contraints de subir l’humiliation de l’occupation, aujourd’hui et demain ?

Je crois profondément en la paix et la non-violence. Je crois profondément en l’espoir, le droit et la justice. Je crois profondément aux valeurs qui font de l’humanité ce qu’elle est. Je n’ai jamais appris à haïr. Je n’ai jamais haï personne. Mes parents étaient une source d’amour et de paix. Ils n’ont jamais appris à moi ni à mes frères autre chose que le respect des autres et un amour infini pour donner et aider les autres. Ils nous ont appris que lorsqu’on pratique la violence on perd un peu de son humanité. Mais en même temps ils nous ont appris à défendre le droit et la justice et à nous élever contre tout ce qui est injuste, faux et mal.

Alors, M. le Président, j’ose vous dire que vous n’avez aucun droit, même comme Président d’une Autorité qui n’a aucune autorité sur quoi que ce soit – à l’exception probablement de nous – mais qui ne peut nous protéger ou même se protéger elle-même contre le moindre petit soldat (ou soldate) israélien. Vous n’avez aucun droit de renoncer à nos droits, les droits des deux tiers de votre peuple à retourner avec dignité dans leurs villages, leurs terres et propriétés détruits, à recevoir les compensations pour toutes leurs souffrances, leur exil, l’exploitation par les sionistes de leurs champs et de leurs terres, le vol de leurs propriétés et de leurs comptes dans les banques anglaises ou autres.

M. le Président,

Je ne sais pas si vous allez lire ces mots. Je ne sais pas si je serai encore en vie lorsque vous les lirez peut-être... Mais quoiqu’il arrive, j’espère que ces mots qui viennent de mon coeur atteindront votre coeur, M. le Président, et que trouverez l’espoir et la force que notre peuple garde encore en lui. Nous ne renonçons pas à nos droits. La paix ne peut être construite que dans la justice. La paix réelle ne peut être bâtie qu’avec une justice réelle... tout autre chose n’est que plaisanterie aux yeux de l’histoire.

Je m’appelle Abdelfattah Abdelkarim Hasan Ibrahim Mohamad Ahmad Mostafa Ibrahim Srour Abusrour. Je suis encore réfugié dans mon propre pays, avec deux clés rouillées à la maison.



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