Iyad Alasttal est cinéaste. Il est né, et vit toujours, dans le sud de la bande de Gaza. Il est l’auteur de plusieurs documentaires remarqués : sur une conductrice de bus gazaouie ; sur une infirmière tuée par l’armée israélienne pendant la « marche du retour » en 2018 alors qu’elle portait assistance à un blessé (Razan, une trace du papillon) ; ou sur une équipe de foot constituée de personnes handicapées, nombreuses à Gaza en raison des différents épisodes guerriers qui ont marqué le petit territoire (Gaza, balle au pied).
Conscient de l’importance des récits et des narrations dans toute lutte politique, il avait lancé en 2019 le projet « Gaza Stories » : des formats vidéo courts cherchant à montrer son lieu de vie « autrement » que comme un lieu où l’on ne rencontrerait que des victimes ou des terroristes.
Ces vidéos hebdomadaires cherchaient à donner à voir Gaza « côté vie », sans oblitérer les souffrances vécues par ses habitant·es. C’est une même démarche qui anime le film Yallah Gaza, signé Roland Nurier, auteur notamment du documentaire Le Char et l’Olivier, qui sort sur les écrans français le 8 novembre prochain, et dont Iyad Alasttal a assuré le tournage des images réalisées dans la bande de Gaza où le réalisateur français n’a pas pu se rendre.
Mediapart : Comment se sont déroulés le blackout et la nuit du 27 octobre pour vous qui êtes né et vivez à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza ?
Iyad Alasttal : C’est la nuit la plus dure que j’ai vécue, que je calcule depuis le début de ma vie ou depuis le déclenchement de cette guerre. Pour moi, comme pour tous les Gazaouis, c’était la panique totale. On ne savait rien de ce qui se passait et on s’attendait au pire. En cas de bombardement sur ma maison, je ne pouvais pas joindre les pompiers ou les services de secours.
J’ai pensé que c’était la fin, imaginé les pires des scénarios. Je me suis demandé si l’armée israélienne n’allait pas avoir recours à l’arme nucléaire. J’habite à 40 kilomètres de Gaza City, mais les bombardements étaient tellement forts et nombreux que j’avais l’impression que tout se passait à la porte d’à côté. J’ai attendu toute la nuit que le soleil se lève pour sortir de ce cauchemar.
En êtes-vous sorti ?
Non, dans la mesure où nous sommes pris dans une guerre atroce, menée par Israël avec un blanc-seing de la communauté internationale. Je suis né à Gaza en 1987, j’ai connu la première Intifada, puis une série de guerres entre 2008 et 2021, mais je n’ai jamais vécu quelque chose qui s’approche de ce que je suis en train de vivre. Franchement, c’est incomparable. Dans la famille Alasttal, je compte déjà 95 morts, et je ne sais pas où cela va s’arrêter.
Ce qui se passe ici, c’est un nettoyage ethnique, avec la volonté de nous tuer ou de nous faire partir. Cela relève d’un génocide. Toute la géographie de Gaza a déjà été entièrement modifiée, j’imagine que vous avez vu les images satellites qui le montrent. Il n’y a aucun endroit sûr où se protéger, ni aucun endroit où l’on pourrait fuir, que l’on se trouve au nord ou au sud de Gaza.
Ce qu’on appelle “aide humanitaire” représente à peine une goutte d’eau dans la mer Méditerranée.
Contrairement à ce que raconte la propagande israélienne, nous ne sommes pas prévenus en amont des bombardements. C’est pour cela que le bilan est si lourd et que l’on compte plus de deux tiers de femmes et d’enfants parmi les plus de huit mille morts déjà recensés.
Dans ma maison, aujourd’hui, nous sommes plus d’une cinquantaine, en comptant ma mère, mes enfants, mes frères, mes nièces, mes neveux et deux familles réfugiées de la ville de Gaza que nous avons accueillies. Et nous savons que nous pouvons être anéantis d’un coup, d’un instant à l’autre.
Il y a les morts directes liées aux bombardements, mais il faut ajouter les personnes qui meurent faute de soin, parce que les dialyses ne sont plus possibles, parce qu’on manque de médicaments pour tout, parce que des centaines de personnels de santé ont déjà été tués et parce que les hôpitaux n’ont pas les moyens de faire face à une catastrophe humanitaire d’une telle ampleur.
Nous n’avons plus rien, plus d’eau, plus d’essence, plus d’électricité, nous allons bientôt manquer de pain. Je dois déjà faire plusieurs kilomètres chaque jour en partant tôt le matin et en rentrant le soir pour obtenir quelques litres d’eau et un ou deux kilos de pain avec lesquels je peine à nourrir ma famille.
Et pendant ce temps, je vois le monde applaudir parce que 107 camions au total ont fini par rentrer dans Gaza depuis le début de la guerre… Mais c’est 300 à 500 camions par jour qu’il nous faudrait ! Ce qu’on appelle aujourd’hui « aide humanitaire » représente à peine une goutte d’eau dans la mer Méditerranée.
Vous reste-t-il des motifs d’espoir ?
Il faut un cessez-le-feu immédiat et on ne peut compter que sur la pression internationale pour imposer cela à Israël. Nous avons vécu quatre guerres d’agression, et désormais ce nettoyage ethnique, en une quinzaine d’années. Maintenant, ça suffit. On veut juste vivre en paix et en sécurité. Et on ne peut compter que sur une protection de l’ONU pour cela.
J’appelle les journalistes internationaux à faire pression sur le gouvernement israélien pour pouvoir venir à Gaza, afin de voir et dire ce qu’Israël nous fait.
Depuis que je suis né, ici, il y a trente-cinq ans, je n’ai jamais même entrevu l’ombre de la paix. C’est impossible de vivre dans ces conditions. J’ai trois filles que je n’arrive même pas à rassurer parce que moi-même je suis terrifié et traumatisé. Pouvez-vous imaginer ce que cela signifie d’être totalement impuissant face aux questions ou aux inquiétudes de ses enfants ?
Que l’on soit Fatah ou Hamas, laïc ou religieux, homme ou femme, jeune ou vieux, nous sommes avant tout victimes de l’écrasement et de l’occupation d’Israël.
Ma plus grande fille a 8 ans, et elle commence à s’interroger, à me demander pourquoi c’est la guerre. J’essaie de lui expliquer, de bien parler des « colons » ou des « Israéliens » et de ne pas parler des « juifs », pour prévenir tout risque d’antisémitisme, mais je lui parle de notre terre et de ce qu’Israël fait depuis des décennies pour prendre celle-ci.
Celle du milieu s’appelle Habiba. Elle a 5 ans. Son anniversaire était le 8 octobre et je n’ai pas pu le lui fêter, ni le jour même, ni depuis. Je lui mens en disant que les bombardements qu’elle entend sont des feux d’artifice. J’essaie de détourner l’attention de mes filles en les faisant jouer, en leur faisant faire leurs devoirs, mais c’est impossible de faire cela toute la journée, surtout quand on se sent soi-même dans une situation si désespérée.
Attribuez-vous la responsabilité de votre situation aussi au Hamas ou seulement à Israël ?
C’est une question que l’on pose souvent quand on ne se trouve pas à Gaza. Et est-ce le moment d’adresser des critiques alors qu’on se trouve dans une situation affreuse où l’on voit chaque jour des corps d’enfants réduits en charpie par l’aviation ou l’artillerie israélienne ?
Pour moi, la responsabilité de la situation atroce que nous vivons est à mettre sur les épaules de l’occupation israélienne, qui est bien plus ancienne que le Hamas, puisqu’elle date de 1948. Le Hamas est en place depuis 2006, il était à l’époque soutenu par une partie des Gazaouis et rejeté par une autre partie. Avant le Hamas, c’était le Fatah qui régnait sur Gaza, et le Fatah a employé la résistance armée avant de négocier avec Israël.
Mais aujourd’hui, tous les Palestiniens de Gaza sont unis non derrière un parti, mais contre l’armée israélienne qui nous décime. Nous ne voulons plus de l’occupation israélienne ni du siège de Gaza, quelles que soient nos convictions politiques ou personnelles. Que l’on soit Fatah ou Hamas, laïc ou religieux, homme ou femme, jeune ou vieux, nous sommes avant tout victimes de l’écrasement et de l’occupation d’Israël.
Les États-Unis ont mis en doute les chiffres de victimes annoncés par le ministère de la santé gazaoui contrôlé par le Hamas, et repris par l’OMS. Que répondez-vous ?
Lorsque Biden a mis en doute le nombre de morts, le ministère de la santé de Gaza a envoyé une liste avec les noms, les âges et les numéros d’identité. Il suffit de vérifier pour mettre les États-Unis en face de leurs mensonges et contrer la propagande israélienne.
Il faut donc que les journalistes puissent venir ici, que les associations de droits humains puissent venir constater ce que nous vivons, les massacres commis, le génocide en cours... Pourquoi croire ce que dit Israël et pas ce que dit le Hamas ? Pourquoi la vieille dame libérée a-t-elle dit qu’elle avait été bien traitée pendant qu’elle était otage ? Pourquoi même le New York Times a-t-il remis en cause la version de l’armée israélienne censée prouver par l’image que le bombardement de l’hôpital Al-Ahli avait été causé par une roquette du Jihad islamique ?
Nous avons tout essayé mais l’armée israélienne ne veut pas qu’un peuple palestinien puisse exister.
Et alors que des familles entières de Gaza sont purement rayées de l’état civil, avez-vous vérifié l’authenticité des photos de bébés décapités brandies par le premier ministre israélien pour justifier la guerre actuelle ? Est-ce que les viols et les décapitations ont vraiment eu lieu, comme Israël le prétend, ou est-ce que les dénégations du Hamas sont vraies ?
Je ne vous demande pas de prendre parti, mais seulement de venir établir les faits pour savoir qui ment et qui dit la vérité, afin de pouvoir condamner les menteurs. Il faut des enquêtes indépendantes, des spécialistes neutres qui puissent avoir accès au terrain. Or, aujourd’hui, c’est Israël qui empêche cet accès.
Une grande partie de votre travail de documentariste et de cinéaste a consisté à montrer la « résilience » de la population de Gaza, même si ce mot traduit sans doute mal le terme palestinien « soumoud » qui se situe plutôt entre la résistance et la résilience. Celle-ci a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
Le problème, c’est qu’on n’a tout simplement pas le choix que de continuer à résister et exister, ce que signifie le mot soumoud pour nous. Nous connaissons l’histoire, et nous savons que tous les pays colonisés finissent par se libérer. L’occupation de l’Algérie par la France a duré plus de cent vingt ans, mais, à la fin, les Algériens ont obtenu un pays indépendant. Il y a toujours un jour où la liberté arrive.
Nous avons essayé les négociations, la résistance armée, la résistance pacifique. Nous avons tout essayé mais l’armée israélienne ne veut pas qu’un peuple palestinien puisse exister. Pourtant, la Palestine, c’est notre terre, c’est là où nous sommes nés, là où nous avons grandi, là où nous avons fait des bébés. Nous n’avons pas d’autre choix que de rester et de vivre ici.
Votre travail de documentariste a beaucoup cherché à raconter des histoires de Gaza qui ne soient pas seulement des histoires de guerre et de souffrances. Est-ce encore possible ?
Avec le film Yallah Gaza, inspiré de la démarche que j’avais lancée avec le projet « Gaza stories », le projet était de montrer Gaza autrement, à travers le patrimoine, la jeunesse, le foot féminin, la culture… Dans les médias et les chaînes d’info en continu, on ne parle de Gaza que quand il y a des bombardements, et il est donc important de montrer aussi la vie quotidienne, de rappeler que Gaza, ce sont aussi des visages, et non seulement un champ de ruines.
Mais, pour être franc, aujourd’hui, je me demande ce que je vais pouvoir montrer, parce que depuis le 7 octobre, je vis dans un grand champ de ruines. Il est très difficile de représenter ce qu’on vit en ce moment. Mais je reste confiant sur le fait que, malgré le malheur et le niveau de destruction qu’on atteint aujourd’hui, il restera des histoires positives à raconter.