Article publié dans Etat des lieux, Août 2006
Le mot « incursion » sert à désigner, dans les derniers bulletins
d’information de France-Culture, les opérations militaires israéliennes
au Liban. Ce mot saisit parce qu’il est original par rapport au
vocabulaire des autres chaînes. D’après Littré, « l’incursion est une
course ; par conséquent celui qui la fait passe seulement sur le terrain
qu’il ravage ». Bien que vieille d’un siècle et demi, cette définition
décrit assez bien l’action d’Israël, sauf que la « course » viole cette
fois l’espace aérien et que le « ravage » tombe ainsi principalement du
ciel.
Littré renvoie au mot latin « incursio » qu’il traduit par « invasion ».
La consultation du Gaffiot donne « choc , attaque » pour « incursio »,
puis « se jeter sur » pour « incursito » et « fondre sur, attaquer »
pour « incurso ». Il ne faut pas, dit le Dictionnaire analogique,
confondre « incursion » , qui est le fait de pénétrer momentanément dans
un domaine qui n’est pas le sien, avec « irruption », qui consiste à
pénétrer de vive force et à s’installer...
L’aviation est l’instrument parfait de « l’incursion » puisqu’elle « se
jette sur » son objectif et retourne aussitôt vers sa base. Les chars,
les commandos, l’infanterie, par contre, sont obligés de faire
« irruption » même si, officiellement, leur commandement n’a pas
l’intention de s’installer. L’armée israélienne, dénommée Tsahal,
combine de toute évidence depuis un demi-siècle « incursion » et
« irruption » pour le plus grand dommage de ses voisins.
L’histoire de cette période prouve en effet que l’existence et le
comportement de Tsahal font de l’incursion et de l’irruption une méthode
d’intimidation brutale dont l’exercice est sans cesse nourri d’actions
violentes. Cela va du « bouclage » toujours arbitraire à la confiscation
des terres, de la destruction des oliveraies et des maisons à
l’assassinat ciblé, du bombardement des infrastructures civiles au
bombardement des civils, de l’enlèvement et de la séquestration des
responsables politiques à l’emprisonnement et à la torture de quiconque
a l’infortune d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Tout cela au
nom d’un droit à l’autodéfense et à la sécurité dont le résultat est de
créer une insécurité générale, non seulement autour d’Israël mais dans
tout le Moyen Orient.
Devant tant de violences, dont le seul succès est d’en appeler et d’en
rappeler d’autres aux références totalitaires fâcheuses, il semble que
le simple bon sens aurait dû conduire à demander à la paix ce que ne
peut obtenir la guerre. Mais non, l’Etat d’Israël s’obstine à entretenir
l’oppression, la peur, la menace quand il ne passe pas à des actes qui
visent à terroriser l’ennemi qu’en réalité ils fabri-quent. Pourtant,
ces jours-ci, les actes en question atteignent un degré où
l’injustifiable le dispute à la sauvagerie. Une sauvagerie masquée par
la technologie guerrière qui métamorphose les tueries en une affaire
inhumaine que les communiqués qualifient de « dégâts collatéraux ».
L’humanité a sans doute besoin du contact, de la vision directe ou du
face à face pour que le tueur ait conscience du droit de mort dont il
dispose. On peut croire que tel n’est pas le cas de l’artilleur ou de
l’aviateur qui tirent sur un « objectif », mais comment accorder cette
circonstance atténuante aux généraux, ministres et chef de gouvernement
dont le moins qu’on puisse attendre d’eux est qu’ils sachent ce qu’ils
font ? Quand on compare l’importance des « dégâts » et la justification
qu’en donnent les responsables israéliens, on se demande ce qui
l’emporte chez eux du mensonge ou du racisme dans leur empressement à
pousser au crime.
Bien sûr, une bonne partie de leur arrogance dans le déni des faits
tient à l’aide constante et à la conduite exemplaire de leur soutien
américain, qui a si brillamment réussi la démocratisation de l’Irak et
de l’Afghanistan. Les crimes de guerre, la torture des prisonniers, les
massacres changent de nature dès lors qu’on les qualifie de lutte contre
le terrorisme : ils tirent même de cette qualité une sanctification. Et
puis, de toute évidence, les victimes de cette lutte n’ont pas droit à
ce statut : il suffit de vous étiqueter « terroriste » pour que vous
cessiez d’être un humain.
Depuis des années, et les témoignages abondent à ce propos, on assiste
en Israël à un entraînement au mépris. Au mépris du Palestinien, jour
après jour humilié aux check-points, privé de travail, privé d’eau,
d’électricité, de nourriture, malmené pour un oui pour un non,
emprisonné sans jugement... Encore n’est-ce là que les formes les plus
douces d’une oppression qui n’hésite pas à recourir aux obus, aux
bombes, aux fusillades à Gaza ou au fameux « Mur » qui est en train de
transformer la Cisjordanie en camp de concentration.
La gravité de la situation ainsi créée s’accompagne de dizaines de morts
avec un fort pourcentage de femmes et d’enfants. Tout cela a été dénoncé
en vain par des articles, des documentaires, des livres, mais rien ne
dénonce la dégradation morale qu’entraîne chez les Israéliens l’exercice
régulier de l’oppression. Si l’artilleur et l’aviateur ne voient
peut-être pas ce qu’ils font, l’oppresseur le voit fort bien quand il
laisse des malheureux attendre des heures durant un passage, quand il
enfonce les portes, casse les meubles, quand il écrase une maison avec
son tank ou son bulldozer, quand il tire sur des enfants. Pour supporter
ce face à face, il faut avoir pratiqué longuement le mépris et même en
avoir fait sa culture. On sait à quel point il faut déshumaniser l’Autre
pour le traiter comme un être inférieur.
Le gouvernement israélien organise cette déshumanisation et le mépris
raciste qui en découle. Il s’étonne de la résistance qu’il rencontre
dans le temps même où il s’efforce d’en finir avec elle. D’où ce
redoublement de violence, qui prouve un désir de génocide latent, et la
rage de ne pas oser l’accomplir. Cette rage aveugle monsieur Olmert et
sa clique puisqu’elle les fait agir à l’inverse de l’intérêt de leur
peuple également aveuglé par leur propagande. Ainsi au quinzième jour de
la destruction du Liban avec des bombes américaines dans le but de
provoquer le rejet du Hezbollah cause, soit disant, de tout ce malheur,
un sondage révèle aujourd’hui que 87% des Libanais voient dans le
Hezbollah un mouvement de résistance qui les honore.
La bêtise politique est criminelle : on le voyait en Irak, en
Afghanistan, on le voit hélas en Palestine et au Liban. Le plus
accablant est que cette bêtise ne rencontre aucune opposition dans un
Occident qui se déshonore en lui trouvant des motifs respectables. Les
pays arabes ne font pas mieux mais ils ont l’excuse, grâce encore à
l’Amérique, d’avoir des gouvernements qui sont étrangers aux aspirations
de leurs peuples. Il n’est pas nouveau de traiter de terroristes des
mouvements de résistance, mais les utilisateurs de cette rhétorique
apparemment inusable devraient savoir qu’il est dangereux de précipiter
la résistance dans le désespoir.
L’honneur n’a jamais été le fort des diplomates et des commerçants, mais
il fut longtemps la règle du jeu des militaires. Quel honneur
pourrait-il y avoir à bombarder une usine de lait, les pistes d’un
aéroport civil ou les immeubles de l’autorité palestinienne ? Il est
dommage que Tsahal et ses généraux n’aient jamais eu à méditer ce vers
classique devenu proverbial : « A vaincre sans péril, on triomphe sans
gloire ». L’honneur d’Israël ne tient plus qu’aux quelques « refuzniks »
qui refusent de massacrer des innocents, mais pour Tsahal, il est trop
tard, cette armée d’élite n’est entraînée qu’à écraser plus faible
qu’elle aussi doit-on la considérer désormais comme la plus lâche du monde.