Sur le plan politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite et en passant par les frontières ethniques, presque tous ceux qui ont quelque chose à dire sur les manifestants à Gaza semblent incapables de reconnaître l’humanité palestinienne. Si cela vient de la droite, le récit est ponctué de « terroristes », de « roquettes » et de « Hamas » – en réalité une résistance palestinienne légitime mais largement considérée comme un croquemitaine dans l’imaginaire occidental.
A gauche, les récits tiennent de la légende, parlent de l’héroïsme, du courage et du « sumud » sans limite des Palestiniens, un mot arabe romancé en anglais pour exprimer la résistance immuable des Palestiniens.
Aux deux extrémités du spectre, les Palestiniens sans défense seraient plus grands que nature, comparativement à d’autres humains, posant de façon surhumaine une menace – à plusieurs centaines de mètres de distance – pour des soldats fortement armés, ou faisant preuve d’un courage surnaturel et d’une totale intrépidité devant une mort quasi assurée. Ce dernier récit, qui parvient à rendre sentimental ce qui n’est que misère indicible, est si attrayant que même certains Palestiniens ont repris ce discours.
Plus rien à perdre
Il y a quelques jours à peine, j’ai regardé la capture-vidéo d’un jeune homme qui avait reçu une balle dans la jambe. Il continue d’avancer en boitant, tombe puis se relève pour être à nouveau abattu. La scène se répète cinq ou six fois avant que le jeune homme ne puisse plus se relever et que d’autres ne viennent l’évacuer. Le titre et les commentaires vantaient les mérites du « jeune homme courageux » qui continuait à se tenir debout face à son oppresseur, et cela malgré les balles reçues à plusieurs reprises.
En tant que mère palestinienne, j’ai vu quelque chose d’autre chez cet homme, suffisamment jeune pour pouvoir être mon fils.
Peut-être a-t-il été totalement privé d’espoir et privé de la volonté de vivre, enfermé comme il l’est dans la sauvagerie barbare, malveillante et sans limite du siège israélien sur Gaza. Un jeune homme qui n’a probablement connu que la peur, le désespoir, le désir face à l’impuissance à faire quoi que ce soit. Peut-être un jeune homme qui n’a rien à perdre, quelqu’un qui a déjà été saigné de ce que devait être sa vie, voulant juste une fois afficher une dignité toute de défiance, sachant et espérant que ce serait la dernière. Et peut-être est-ce ce que le soldat a vu, choisissant alors d’ajouter le traumatisme des membres amputés à un homme torturé qui soulève faiblement une petite pierre, sans volonté ni énergie pour la lancer.
Peut-être que sa motivation était le nationalisme. Peut-être était-ce l’espoir d’obtenir de l’argent pour sa famille après son martyre ou son infirmité. Peut-être pensait-il que sa mort ferait progresser son peuple même d’un seul pouce vers la liberté. Peut-être était-ce la seule chose qu’il lui restait à faire. Nous ne pouvons pas savoir ce qu’il y a dans le cœur de ceux qui ont mis leur corps entre les balles et le désespoir. Mais nous pouvons être sûrs que leurs motivations sont douloureusement humaines. Il n’y a rien de divin à voir ni à fétichiser.
Des analyses réductrices
Il ne fait aucun doute qu’il faut un grand courage pour tenir tête à des Israéliens haineux et meurtriers, mais les récits qui affublent les Palestiniens d’un courage mythique sont néfastes. Ils supposent une capacité surnaturelle de résister à ce qu’aucun humain ne devrait être obligé de supporter, et ils obscurcissent la réalité très humaine et très sombre de la vie à Gaza, laquelle produit des taux de suicide jamais vus dans la société palestinienne.
Les habitants de Gaza ont des raisons d’adhérer à la Grande Marche du Retour qui peuvent varier, mais les explications dominantes sont réductrices, associant souvent un courage épique à une bravoure palestinienne et à une résistance non violente, parce que l’imaginaire occidental ne peut supporter la résistance armée, aussi durement et sans merci que la violence soit infligée. Le genre d’héroïsme lié aux armes à feu est strictement réservé aux soldats occidentaux. La seule résistance permise aux opprimés dans la psyché occidentale est exclusivement non violente.
Cela signifie que les arguments en faveur de la liberté et de la dignité des Palestiniens s’effondrent devant le premier cerf-volant incendiaire ou tir de roquette en direction d’un État qui éviscère la société palestinienne et ses individus depuis des décennies. Nous constatons le même phénomène dans les réactions aux États-Unis lorsque les Noirs américains se lèvent et ne se conforment pas parfaitement au modèle de la protestation « pacifique » et « non violente », malgré les siècles de dénigrement et de marginalisation qu’ils ont subis.
Il est regrettable que certains Palestiniens renforcent cette attitude en rejetant le Hamas ou en minimisant toute forme de résistance armée comme étant une aberration, face à la manifestation idéalisée par un peuple opprimé d’une force surnaturelle et pleine de courage.
Gaza est un camp de la mort
Mais la vérité doit être dite, et la vérité est terriblement laide et sombre. A Gaza, il n’y a rien que le monde puisse romancer. Rien à idéaliser. Gaza est un camp de la mort. La technologie de la mort et de la répression est le principal produit d’exportation de la « nation juive » et Gaza est le laboratoire humain où les fabricants d’armes israéliens adaptent leurs produits aux corps, à la psyché et aux esprits des Palestiniens. C’est une existence misérable qui n’épargne aucun des deux millions de prisonniers de ce camp de concentration.
Israël a transformé Gaza, jadis une grande ville située à l’intersection du commerce de trois continents, en un trou noir de rêves. Gaza est le cercueil de l’espoir, un incinérateur de potentiel humain et un extincteur de promesses. Les gens peuvent à peine respirer à Gaza. Ils ne peuvent pas travailler, ne peuvent pas partir, ne peuvent pas étudier, ne peuvent pas construire, ne peuvent pas guérir.
Au dire de tous, cette minuscule bande de terre est invivable, littéralement impropre à la vie. Près de 100% de l’eau est non potable. Le taux de chômage chez les jeunes est tellement élevé qu’il est plus logique de mesurer l’emploi, qui atteint un seuil pathétique de 30%. Environ 80% de la population vit sous le seuil de pauvreté. La plupart des habitants ne reçoivent que quelques heures d’électricité chaque jour. Le système d’égout s’est effondré. Le système de santé est à son point critique et les hôpitaux ferment faute d’approvisionnements essentiels et de carburant, qu’Israël empêche souvent les Palestiniens d’acheter ou même de recevoir de la part de donateurs. Cette misère ineffable est intentionnelle. Israël l’a conçue et fabriquée. Et le monde l’autorise à continuer.
Discourir sur le « Sumud »
Lorsque nos vies, notre résistance et notre lutte sont formulées en termes mythiques, non seulement cela obscurcit notre humanité, mais cela diminue la dépravation du contrôle exercé par Israël sur des millions de vies de Palestiniens. Le discours du sumud nous a menés à l’échec à chaque tournant. D’une part, cela suppose que les Palestiniens puissent tout endurer. D’un autre côté, cela induit l’idée que les Palestiniens méritent d’être libres parce qu’ils sont bons, courageux, non-violents et plein de fermeté.
Mais la vérité est que nous ne sommes ni plus ni moins qu’humains. Nous ne sommes collectivement ni des monstres ni des héros, et même les pires d’entre nous ont le droit de vivre sans occupation étrangère. Il faut répéter encore et encore que notre lutte contre nos bourreaux est légitime sous toutes ses formes, qu’elle soit non violente ou violente. Il faut dire encore et encore que, peu importe la façon dont nous combattons, notre résistance est toujours une défense légitime. Il faut répéter encore et encore que notre droit à la vie et à la dignité ne se fonde pas sur des mesures de notre bonté collective, de notre courage ou de notre détermination.
En fin de compte, la gauche doit cesser d’imaginer de fabuleux Palestiniens, et s’en tenir au macabre du désespoir et de l’angoisse de Gaza, quelque chose que la plupart d’entre nous – je suppose – ne peuvent même pas imaginer.
* Susan Abulhawa est l’auteure de Les Matins de Jénine (éditions Buchet-Chastel, 2008) et la fondatrice de « Playgrounds for Palestine«
Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah