Amis des arts et de la culture de Palestine

Comment la cuisine est devenue une cible de la conquête coloniale

Il y a quelques années, j’ai été scandalisé de constater qu’un restaurant-bar chic que je fréquentais dans le quartier de Greenwich Village à Manhattan avait inscrit comme plat du jour un « couscous israélien ».

Consterné, j’ai exigé qu’ils changent immédiatement le nom du plat. J’ai expliqué au gérant que ce qu’ils qualifiaient de couscous « israélien » était en réalité du maftoul palestinien, traditionnellement préparé à la main.

Je me souviens que dans mon enfance, une voisine et amie de la famille, Marie Jou’aneh, qui nous a quittés, restait assise pendant des heures à faire le tiftil, c’est-à-dire à arrondir la semoule pour en faire des boules en forme de perles.

Bien que des références historiques indiquent que les Palestiniens ont découvert le couscous nord-africain au XVIIe siècle, voire avant grâce aux Nord-Africains arrivés en Palestine avec les armées musulmanes venues combattre les croisades et qui s’installèrent ensuite à Jérusalem, la version moderne du plat pourrait avoir été réintroduite en Palestine et en Grande Syrie dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

C’est à cette époque que des exilés algériens, marocains, tunisiens et libyens fuyant le colonialisme français et italien s’y sont installés et ont introduit le couscous nord-africain, dont les grains sont beaucoup plus petits, que les Palestiniens et autres Syriens ont modifié pour obtenir le maftoul, aux grains plus grands et en forme de perles.

La grande et riche famille culinaire syrienne
Imbu de lui-même, le gérant du restaurant new-yorkais a toutefois affirmé qu’il ne connaissait pas l’origine de ce plat et qu’il était connu à New York sous le nom de couscous « israélien ». Je lui ai expliqué que ce produit se vendait également à New York sous le terme plus « neutre » de « couscous perlé », qu’il pouvait choisir à la place pour ne pas contrarier les clients.

Tout en désinvolture, le gérant a répliqué par ce qu’il pensait être la riposte la plus intelligente possible : le restaurant appelait aussi les frites « French fries », bien que les frites soient originaires de Belgique.

J’ai rétorqué, tout en sortant de l’établissement, que ce n’étaient pas les Français qui avaient volé les frites « belges », puisqu’en France on les appelle tout simplement « frites ».

Ce sont en revanche les Américains qui les ont qualifiées à tort de frites « françaises » (l’histoire réelle, ou apocryphe, voudrait que les soldats américains aient découvert les frites pendant la Première Guerre mondiale dans les régions francophones de Belgique avant de les désigner à tort comme « françaises » à leur retour au pays).

Dans le cas du maftoul, les Israéliens ont volé le plat palestinien et l’ont vendu comme étant le leur, tout comme ils l’ont fait pour la patrie palestinienne et d’autres plats palestiniens. Inutile de préciser que je n’ai jamais remis les pieds dans ce restaurant.

La cuisine palestinienne fait partie de la grande et riche famille culinaire syrienne, qui comprend deux branches principales : la cuisine damascène et la cuisine alépine.

La plupart des plats cuisinés dans la région regroupant la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine modernes sont issus de ces deux cuisines, avec quelques innovations qui incorporent des cultures locales de légumes, de céréales et d’herbes.

Alors que le falafel, le houmous, le taboulé, le maftoul, le mélange d’épices zaatar à base d’hysope palestinienne, la salade paysanne (fallahi, appelée salade « israélienne » aux États-Unis), le knafeh nabulsi et d’autres spécialités ont été repris – ou plus exactement volés – par les colons juifs d’Israël au fil des décennies, tout un tas de justifications ont vu le jour dans la presse occidentale.

Plus récemment, la shakshuka – une omelette – et le labneh – yaourt égoutté, dont le nom est une forme féminisée du mot arabe laban, signifiant yaourt en arabe syrien – ont été accrochés au tableau de chasse des plats revendiqués par Israël.

« Un lien avec la terre et leurs ancêtres »
Certains pourraient prétendre avec désinvolture que les Israéliens juifs font désormais partie de la région et qu’ils ont donc le droit de toucher à sa cuisine, même si la ligne officielle israélienne souligne que le pays vit dans un « voisinage difficile » – essentiellement le Moyen-Orient, sans toutefois en faire partie.

Alors que le célèbre historien israélien Benny Morris soutient qu’Israël est « Rome » et que les Arabes sont les « barbares » qui le menacent, l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak décrivait jadis Israël comme une « villa dans la jungle ».

L’ancien ambassadeur d’Israël en Suède et en Égypte, Zvi Mazel, affirmait pour sa part : « Israël est un pays occidental qui, malgré le comportement parfois perfide des sociétés de sa famille occidentale, se situe toujours dans ce créneau sur le plan culturel, conceptuel et économique. »

L’auteure juive britannique de livres de cuisine Claudia Roden, née Douek (dont la famille juive égyptienne est d’origine syrienne), souligne que de nombreux juifs européens qui ont émigré en Palestine « voulaient oublier leur ancienne cuisine parce qu’elle leur rappelait les persécutions ».

Selon un article du New York Times, « à travers la cuisine de leurs voisins palestiniens, [les juifs israéliens] ont trouvé un lien avec la terre et leurs ancêtres ».

Le problème est que les Palestiniens ne sont pas les voisins des juifs israéliens, mais le peuple que les colons israéliens ont conquis et dont ils ont volé les terres et la cuisine.

Le chef et auteur de livres de cuisine israélien Yotam Ottolenghi et son coauteur palestinien, Sami Tamimi, veulent se débarrasser de la question embarrassante de la « propriété » culinaire et du vol colonial.

Ils l’affirment sans ambages : « Le houmous, par exemple, sujet hautement explosif, est indéniablement un aliment de base de la population palestinienne locale, mais il était aussi une constante des tables de repas des juifs alépins qui ont vécu en Syrie pendant des millénaires et sont ensuite arrivés à Jérusalem dans les années 1950 et 1960. Qui mérite le plus de s’approprier le houmous ? Personne. Personne ne “possède” un plat, car il est très probable que quelqu’un d’autre l’ait préparé avant, et quelqu’un d’autre encore avant. »

Le problème avec cette explication tient au fait que les juifs d’Alep n’étaient pas les seuls à manger du houmous ; la population majoritaire musulmane et chrétienne d’Alep, ainsi que d’autres Syriens, en faisaient également un aliment de base.

Le problème n’est pas que les juifs d’Alep n’en mangeaient pas, mais qu’il est aujourd’hui identifié comme un aliment « juif » ou « israélien » via cet argument suspect.

Yotam Ottolenghi et Sami Tamimi affirment que les tentatives de revendication de la cuisine et des plats « sont futiles parce que cela n’a pas vraiment d’importance ».

Mais pour qui cela n’a-t-il pas d’importance ? Pour les Israéliens qui vendent une cuisine palestinienne volée comme étant la leur, ou pour les Palestiniens qui sont privés de la possibilité de revendiquer leurs propres plats dans un contexte occidental favorable à Israël ?

Harcèlement
Le vol de la cuisine palestinienne et syrienne par les Israéliens est devenu un phénomène tellement normalisé, compte tenu de sa prolifération dans les livres de cuisine moyen-orientale et les restaurants « israéliens » en Europe et en Amérique du Nord, que les Palestiniens sont victimes de harcèlement s’ils ouvrent des restaurants qui identifient leur propre cuisine comme étant palestinienne.

Un grand restaurant palestinien de Brooklyn s’est récemment plaint du harcèlement en ligne pratiqué par des personnes qui n’étaient jamais venues au restaurant, mais qui étaient motivées par une hostilité anti-palestinienne.

Le propriétaire a déclaré dans une interview que le simple fait de qualifier son restaurant de « palestinien » l’exposait à un harcèlement potentiel.

Ensuite, il y a l’affirmation selon laquelle les juifs originaires des pays arabes constituent la moitié de la population d’Israël et ont donc autant le droit que les Palestiniens de revendiquer la cuisine régionale.

Mais cela repose sur la présomption raciste selon laquelle toute la région arabe, du Maroc à l’Irak en passant par le Yémen, a une seule et même cuisine. En effet, la grande majorité des juifs arabes d’Israël sont originaires du Maroc, du Yémen et d’Irak, des régions du monde arabe qui ont leur propre cuisine régionale.

Il n’y a qu’un nombre dérisoire de juifs syriens et libanais qui vivent en Israël, ces derniers constituant « l’un des plus petits groupes ethniques » du pays. Et même si la majorité des juifs israéliens venaient de Grande Syrie, comment cela permettrait-il de désigner la cuisine syrienne ou palestinienne comme étant « juive » et a fortiori « israélienne » sans recourir à un vol colonial ?

Yotam Ottolenghi remercie Claudia Roden d’avoir ouvert la voie à des chefs comme lui. Selon un article récent du New York Times consacré à cette dernière, elle « décrit la cuisine des juifs syriens comme étant sophistiquée, abondante, variée – et délibérément complexe et chronophage », comme si les juifs syriens avaient une cuisine différente de celle des chrétiens ou des musulmans syriens, ce qui n’est pas le cas.

Si les juifs originaires de Grande Syrie, comme les musulmans et les chrétiens, ont tout à fait le droit de s’approprier les plats syriens à l’échelle de la Syrie ou de la région, ils n’ont pas le droit de les revendiquer comme des plats appartenant aux juifs, puis de les vendre comme tels, tandis que ces vols sont ensuite célébrés par les médias européens et américains qui parlent d’une cuisine nationale « israélienne ».

Israël est devenu une partie de la région par le biais d’une conquête coloniale. La plupart des Arabes s’indignent à juste titre de voir leurs spécialités et leur cuisine faire partie intégrante des efforts de colonisation israéliens.

 Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Il a notamment écrit Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a sorti Islam in Liberalism. Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.

Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.



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