Amis des arts et de la culture de Palestine

Semaine 1 du 19/02 au 25/02 : "Avoir 18 ans en Palestine"

Aujourd’hui, Maha a dix-huit ans.
Pour célébrer l’événement elle a invité tous ses amis, une vingtaine de garçons et de filles, et fait le tri de ses meilleurs disques, car on dansera jusqu’à l’aube. Sa mère a passé la nuit à confectionner des gâteaux et a dressé une table magnifique, sortant sa nappe blanche damasquinée et le service de porcelaine hérité des grands-parents.

Maha regarde la table, les yeux vides.

Ses amis ne viendront pas.

Ce matin la radio a annoncé que l’armée israélienne rétablissait le couvre-feu pour toute la semaine. Pourquoi ? On n’en sait rien. Il n’y a pas eu d’attentats depuis quelque temps. Sans doute est-ce simplement parce que les fêtes juives de Sukkot commencent et que les Israéliens se sentiront plus en sécurité si les trois millions et demi de Palestiniens sont bouclés chez eux. Comme à chaque fête juive.

- Ce n’est pas grave, dit Maha avec un petit sourire tremblé, on va donner les gâteaux aux enfants des voisins.

Venue chez ses parents pour vingt-quatre heures, je risque moi aussi de me trouver bloquée une semaine, sauf si je tente de sortir avec ma carte de journaliste. Ce qu’ils me déconseillent :

- C’est dangereux, parfois les soldats tirent sans sommations.

Je vais donc avoir tout le temps pour m’entretenir avec Maha, une grande fille mystérieuse aux traits fins, aux yeux allongés vers les tempes, qu’on devine d’acier sous son apparente douceur.

- Après ce qu’on a vécu pour arriver à passer notre bac, tout ça n’est rien ! dit-elle lorsque j’essaie maladroitement de la réconforter.

- Raconte-moi comment tu as fait pour passer ton examen alors que Ramallah était sous couvre-feu ?

- Ça a été un cauchemar. Depuis fin mars tout était fermé, de jour comme de nuit, avec quelques heures par semaine pour courir se ravitailler. Il y avait des tanks dans chaque rue, et sur les toits des hommes armés qui tiraient sur quiconque mettait le nez dehors. Les écoles étaient bien sûr fermées, pas de professeurs, il fallait se débrouiller seuls. Tout le mois de mai nous avons été confinés chez nous à faire nos révisions, mais nous n’avions pas l’esprit à ça. On se téléphonait toute la journée : “ X a été pris, ils ont emprisonné Y, le copain Z a été battu par les soldats qui l’ont emmené, M a été blessé... ” Nous étions complètement perturbés. C’était la première fois que nous vivions des choses pareilles, toutes les cinq minutes il y avait quelque chose de nouveau.

“ Finalement le 23 avril l’armée s’est retirée, mais les tanks sont restés aux portes de la ville. On a pu retourner à l’école, il nous restait huit jours pour rattraper tout le mois. On avait nos premiers examens début juin. J’ai travaillé comme une folle pour rattraper le temps perdu. Je crois que je dormais deux heures par nuit. J’étais comme un zombie.

“ Lorsque les épreuves du bac ont commencé, l’armée israélienne n’était plus à Ramallah. Mais au milieu des examens, ils ont commencé à réinvestir les villes. On ne pouvait plus sortir. Ils imposaient ou levaient le couvre-feu selon leur fantaisie. On ne savait jamais quel jour ni à quelle heure, on ne savait jamais si on allait pouvoir aller passer notre examen. On étudiait dans la totale incertitude, on revoyait tout un livre pour l’examen du lendemain, et au dernier moment on apprenait qu’il y avait le couvre-feu et que tout était annulé. C’était une tension épouvantable.

“ En plus, les ordres étaient souvent
contradictoires. Les directives données par le quartier général militaire israélien n’étaient pas toujours relayées dans les différents postes. Il arrivait qu’on apprenne par la radio que le couvre-feu était levé, des gens sortaient et les soldats sur place, qui n’avaient pas encore reçu les directives, tiraient sur eux. Beaucoup de gens ont été tués ainsi. Moi, j’ai deux amis qui avaient entendu que le couvre-feu était levé et qui sont sortis un matin pour aller passer leurs épreuves du bac. Ils ont été arrêtés par les soldats qui les ont battus comme plâtre. Ils criaient : “ Mais on est des étudiants ! On va passer notre bac ! ” Les soldats continuaient à les frapper. Finalement, ils les ont laissés partir. Ils sont revenus chez eux dans un état lamentable, complètement traumatisés. Les jours suivants ils avaient des épreuves, ils ont tout raté.

“ Une fois, alors que je devais passer l’un de mes derniers examens, la radio a annoncé le couvre-feu. Je n’ai donc pas révisé, j’étais épuisée, j’ai dormi. Le matin, le couvre-feu a soudain été levé, je me suis réveillée en sursaut, j’ai couru à l’école, pas lavée, et complètement paniquée : si je n’arrivais pas à temps, j’allais perdre mon année. Je me souviens, c’était une épreuve de mathématiques, j’ai travaillé dans un état second, je suis rentrée à la maison en pleurant, persuadée d’avoir échoué.

“ II arrivait aussi qu’on annonce le couvre-feu au milieu d’un examen. On terminait l’examen, mais ensuite il fallait rentrer. On marchait dans les rues désertes, on avait très peur. Une fois On a vu des jeeps arriver sur nous, nous nous sommes engouffrés à toute vitesse dans un immeuble, les gens nous ont ouvert, et nous ont hébergés. Nous n’avons pu rentrer chez nous que le lendemain matin. Heureusement le téléphone fonctionnait, on a pu prévenir nos parents.

- Malgré tout cela tu as réussi ton bac, et même avec mention !

- Oui, j’arrive à garder mon calme. L’an dernier par exemple j’ai échappé de peu à la mort. J’étais assise dans l’appartement en train d’étudier. À un moment j’ai eu envie d’aller prendre un Coca-Cola dans le frigidaire. J’ai hésité à encore travailler un peu, puis finalement je me suis levée. À peine étais-je dans la cuisine qu’une balle a traversé la fenêtre et est venue s’écraser à la hauteur de ma tête devant le bureau où j’étudiais. J’ai été secouée bien sûr, mais je me suis vite remise. J’ai les nerfs solides, peut-être parce que depuis l’enfance j’ai l’habitude des difficultés. Nous avons été exilés de Beyrouth vers la Tunisie, puis nous sommes revenus ici, où au départ c’était très dur. Et puis j’ai la chance d’avoir l’exemple de mes parents, des gens très courageux. Ils ont traversé les pires événements de l’histoire de la Palestine. Ma mère rit toujours, elle prend les difficultés de la vie en plaisantant. Mon père est plus réservé, c’est un ascète, il ne se plaint jamais.

“ Par contre beaucoup de mes amies n’arrivent plus à dormir depuis deux ans, à cause des bombardements et des coups de feu venant des colonies proches. Ma voisine par exemple, qui a toujours vécu une vie tranquille à Ramallah, avait tellement peur qu’elle dormait entre ses parents.

“J’ai une autre amie, une fille brillante, qui aurait dû avoir une mention au bac. Pendant le mois de mai, les soldats sont entrés chez elle, ils ont tout cassé, ont même arrêté son père qui est docteur. Elle était bien sûr complètement perturbée. Elle a quand même réussi à passer l’examen mais n’a pas eu assez de points pour avoir une mention et une bourse, et maintenant ça lui est très difficile de payer l’université.

“ Mais le pire ça a été pour les étudiants qui habitent les villages.

“ Les routes étaient coupées, ils attendaient les sujets d’examen. Comment les leur faire parvenir ? Des professeurs les ont apportés en passant par la montagne, à pied ou à dos d’âne, et puis on a rapporté les copies de la même façon, entassées dans des sacs portés par des ânes. Mais ils n’étaient jamais sûrs que ça allait arriver à bon port.

“ II y a aussi le cas de ceux qui habitent à l’extérieur mais qui sont rattachés au centre d’examens de Ramallah, comme une de mes copines qui vit à Betounia. Ce n’est qu’à quelques kilomètres de Ramallah, mais séparé par un barrage. Pour venir passer les examens, elle contournait le barrage et marchait à travers la montagne en prenant beaucoup de risques, car parfois les soldats tirent sans sommation. Elle partait de chez elle à quatre ou cinq heures du matin, pour être sûre, ou en tout cas essayer d’être là. Elle venait passer l’examen au péril de sa vie en quelque sorte... C’est que, pour nous Palestiniens, arriver à étudier est essentiel. C’est construire notre avenir, mais c’est aussi construire l’avenir de notre pays.

- Certains disent que les Israéliens ont fait exprès de rétablir le couvre-feu au moment du baccalauréat ?

- Nous le pensons tous. Ils savaient très bien qu’il y avait des dizaines de milliers de jeunes qui passaient cet examen, et ils devaient croire que dans ces conditions nous n’y arriverions jamais. Ils veulent empêcher le peuple palestinien de se développer, comme lorsqu’ils confisquent nos terres ou démolissent nos maisons. Ils veulent faire de nous des miséreux incapables d’exiger nos droits. Passer nos examens malgré tout était pour nous un acte de résistance.

- Mais comment dans ces circonstances arrives-tu à te concentrer suffisamment pour étudier ?

- On n’a pas le choix. On ne va pas s’enfermer dans la peur. L’occupation, les bombardements, les arrestations durent depuis deux ans, nous devons continuer à vivre. L’autre jour je rentrais de l’école avec une amie, nous avons entendu des tirs tout près, nous avons continué à marcher calmement comme si de rien n’était. On s’endurcit, et parfois pour le pire. Au début de l’occupation, chaque fois qu’on apprenait qu’il y avait eu un mort, c’était pour nous un drame. Maintenant cela donne toujours lieu à de grandes manifestations, mais il y en a tellement que, si on ne connaît pas la famille, c’est presque devenu une habitude... L’autre nuit par exemple une amie m’a téléphoné pour me dire qu’elle ne pourrait pas venir le lendemain : “ II y a le couvre-feu car il y a eu un mort à Ramallah. ” J’ai dit : “ Ah, il y a eu un mort ? Eh bien, alors on ne se verra pas ; bonne nuit ! ” Maha me regarde, des larmes font briller ses yeux :

- Quand je réalise ma réaction, je me fais l’effet d’un monstre, mais on est obligé de se blinder.

- Parle-moi de ce que tu veux faire plus tard ?

- Tout est tellement incertain ici. On a des espoirs, beaucoup d’espoirs, mais on préfère ne pas trop rêver. Pour le moment, mon premier souhait c’est de pouvoir étudier. J’ai loué une chambre près de l’université à Bir Zeit. C’est un grand sacrifice pour mes parents, mais sinon c’est impossible d’étudier, car même si le barrage de Surda est ouvert les soldats peuvent vous retenir une heure, deux heures, à leur convenance, et on rate ses cours ou ses examens. Maintenant j’habite là-bas, mais l’université qui aurait dû commencer depuis quinze jours ne fonctionne toujours pas car le barrage étant actuellement fermé les professeurs ne peuvent venir... Je me demande comment je vais avancer dans mes études, j’ai l’impression que je vais devoir mettre huit ans pour faire mes quatre années.

- Quelles études as-tu choisies ?

- Des études de management. En fait je veux m’occuper d’art. Je voudrais pouvoir un jour fonder un centre artistique en Palestine, qui regroupe les activités de théâtre, ballet, peinture, littérature. Mais c’est un rêve, je ne pourrai sans doute rien faire de tout cela...

- Et pourquoi donc ?

- Parce que la situation empire chaque jour. Nous sommes tous très pessimistes. Quand la répression a commencé, on s’était dit : “ Ça va durer un mois ”, puis ils sont entrés dans les villes et ont commencé à nous tirer dessus, ça a duré un an. On s’est dit : “ Un an, et des centaines de civils tués, nos villes occupées, ça ne peut pas durer, le monde va intervenir ! ” Deux ans se sont passés sans que le monde fasse rien. Nous commençons la troisième année...

J’essaie d’alléger l’atmosphère en lui demandant ce que sont ses distractions. Que peut faire une Palestinienne de son âge dans cette situation ? Maha éclate de rire :

- Des distractions ? Il y en a très très très peu ! Avant, bien sûr, nous avions des clubs de basket, de foot, nous nagions, nous allions au cinéma, au théâtre. J’ai même pris pendant deux ans des cours d’art dramatique, pas professionnellement, juste parce que ça m’amusait. Maintenant tout est fermé. Alors je lis, j’écoute de la musique, c’est un bon moyen de se détendre, d’oublier. Ou bien on fait un tour en voiture avec les amis, on saisit la moindre occasion de rire, on a appris à profiter de l’instant. S’il n’y a pas de couvre-feu, on va tous ensemble au café. D’ailleurs maintenant on en a tellement assez que parfois on sort même s’il y a le couvre-feu. Comme il n’y a plus de tireurs sur les toits, on prend le risque.

- Mais c’est un peu fou ? Il y a des jeeps et des tanks partout, vous pourriez vous faire tuer !

Elle hausse les épaules.

- De toute façon les Palestiniens prennent tous les jours des risques, pour étudier, pour sortir, pour tout simplement vivre. Quand je regarde objectivement l’existence que nous menons, je me dis : comment peut-on supporter cela ? Et pourtant on trouve les moyens de vivre. Depuis plus de cinquante ans notre peuple a prouvé qu’il est un spécialiste de la survie. Quoi qu’il arrive, nous tiendrons bon.

- Tenir bon, c’est ce que les Palestiniens appellent le Sumud ?

- Exactement. Le Sumud c’est ne jamais abandonner, c’est résister envers et contre tout, une résistance passive si rien d’autre n’est possible. Le Sumud c’est la patience : si on est faible, sous la botte de l’ennemi, c’est ne pas bouger, rester. Le Sumud c’est, même sous le joug, même torturé, continuer à garder l’esprit libre, l’esprit de révolte, continuer à croire à son idéal, à son pays... Le Sumud... (la voix de la jeune fille se brise) c’est envers et contre tout continuer à croire à la Palestine.

J’ai quitté Maha, profondément remuée. En une heure elle m’en a plus dit que bien des politiciens. Si Sharon et ses semblables étaient capables d’entendre ce que pense et ressent cette jeunesse, ceux qui demain seront les cadres de la société palestinienne, ils sauraient qu’il est vain de continuer à tuer des milliers de civils, vain de programmer la déportation de populations entières, qu’à long terme ils ne peuvent gagner.

In section "Vie quotidienne", Le parfum de notre terre de Kenizé Mourad, Ed Robert Laffont, 2003

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