Qatargate et Marocgate ont mis à jour les douteuses stratégies d’influence de ces pays au Parlement européen. Qu’en est-il d’Israël ? Plusieurs discrets lobbys sont à l’œuvre à Bruxelles pour inviter en Israël des élus et faire passer des messages contradictoires avec la politique officielle de l’Union européenne, notamment sur les colonies. Et ça marche : Israël est, avec l’Inde, en tête des destinations favorites des eurodéputés.
(Novembre 2021. Délégation des eurodéputés en visite en Israël Elnet Voir la photo)
Eurodéputé néerlandais conservateur, (membre du groupe des Conservateurs et réformistes européens – CRE), Bert-Jan Ruissen, 51 ans, est un partisan engagé d’Israël, prompt à afficher bruyamment son soutien sans réserve sur les réseaux sociaux. Vice-président de la délégation des relations avec Israël au Parlement européen (D-IL), il défend sans nuances la colonisation israélienne et reprend systématiquement les éléments de langage sur les « terroristes » palestiniens. Ce que l’on ne sait pas, c’est qu’une organisation très discrète basée à Washington, l’Israel Allies Foundation, qui n’est pas répertoriée dans le registre de transparence du Parlement européen et n’a pas de bureaux à Bruxelles, a pris en charge deux voyages en Israël de cet eurodéputé, en décembre 2019 et mars 2022.
En 2019, le député s’est même rendu dans les colonies, pourtant non reconnues par l’Union européenne. Présidée par Dave Weldon, un ancien représentant de Floride au Congrès, L’Israel Allies Foundation est une organisation de chrétiens évangélistes qui « considèrent l’État moderne d’Israël comme l’accomplissement des promesses prophétiques de Dieu concernant la terre d’Israël pour le peuple juif » et qui se donne pour mission « d’éduquer et de responsabiliser les législateurs pro-israéliens ». Tout un programme…
« L’IMPORTANCE DE RELATIONS ÉTROITES ENTRE L’EUROPE ET ISRAËL »
Si l’Israel Allies Foundation n’est pas représentée à Bruxelles, trois autres organisations le sont, et financent régulièrement des voyages en Israël pour les eurodéputés : l’European Leadership Network (Elnet), très active également en France, le Transantlantic Institute et le B’nai B’rith Europe. Si ces trois organisations sont officiellement indépendantes du gouvernement israélien, elles en défendent invariablement les politiques, suivant un agenda clairement nationaliste. Les objectifs affichés sur leurs sites web respectifs le confirment. L’European Leadership Network (Elnet) est un réseau qui « réunit des dirigeants qui croient en l’importance de relations étroites entre l’Europe et Israël, fondées sur des valeurs démocratiques partagées et des intérêts communs ».
Le Transatlantic Institute est l’émanation européenne du très connu American Jewish Committee (AJC) qui se présente comme « la principale organisation mondiale de défense des droits des Juifs » et dont l’objectif est de « combattre l’antisémitisme et toutes les formes de haine, renforcer la place d’Israël dans le monde et défendre les valeurs démocratiques ». La branche AJC Project Interchange a la charge de l’organisation des voyages, notamment le Transatlantic Institute.
Enfin, le B’nai B’rith est la plus vieille organisation juive connue et dit « lutter contre l’antisémitisme, le BDS et la négation de l’Holocauste » tout en « défendant les intérêts d’Israël ». Pour rappel, le mouvement Boycott, désinvestissement sanctions (BDS) a été lancé en 2005 par une grande majorité de la société civile palestinienne et a pour objectif de pousser Israël à se conformer au droit international par l’utilisation de méthodes non violentes. Il s’inspire directement des campagnes pacifiques ayant soutenu la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. Le mettre sur le même pied que la lutte contre l’antisémitisme et la négation de l’Holocauste en dit long sur le programme de l’organisation.
EN TÊTE DES DESTINATIONS PRÉFÉRÉES DES EURODÉPUTÉS
Selon les informations trouvées dans les déclarations des eurodéputés, il semblerait que ces trois organisations aient organisé six voyages en Israël pour des eurodéputés depuis octobre 2019 : trois par Elnet, deux par l’AJC Project interchange et un par le B’nai B’rith. Une performance remarquable, car la période a été marquée par une impossibilité de voyager pendant tout 2020 et une partie de 2021 en raison de la pandémie de Covid-19. Enquêtant sur les suites du Qatargate et du Marocgate au Parlement européen, le journal belge Le Soir publiait lundi 13 février 2023 une enquête approfondie sur les voyages des eurodéputés payés par des tiers. Un article signé par Pauline Hofmann mettait le focus sur Israël, destination préférée des eurodéputés avec l’Inde. Il est rare que l’influence d’Israël au Parlement européen soit abordée dans la presse dans le cadre du Qatargate. Or cette influence est bien réelle, comme l’avait déjà montré un article de Grégory Mauzé publié par Orient XXI en janvier 2019, qui analysait l’activisme à Bruxelles des groupements favorables à Israël.
Infographie Le Soir, 13 février 2023
Pour réaliser son enquête, Le Soir a épluché toutes les déclarations de voyages financés par des tiers déposées par les eurodéputés. Sur les 328 déclarations de voyages analysées, 30 avaient pour destination Israël. Cent quinze nuits ont été offertes à des eurodéputés dans des hôtels de luxe en Israël.
Liste des eurodéputés ayant voyagé en Israël entre le dernier trimestre 2019, 2021 et 2022
Date du voyage | Nom | Groupe | Pays |
octobre 2019 | Niclas Herbst | PPE | Allemagne |
Dietmar Köster | S&D | Allemagne | |
David Lega | PPE | Suède | |
décembre 2019 | Bert-Jan Ruissen | CRE | Pays-Bas |
novembre 2021 | Jens Gieseke | PPE | Allemagne |
Andreas Schwab | PPE | Allemagne | |
Assita Kanko | CRE | Belgique | |
Elena Yoncheva | S&D | Bulgarie | |
Isabel Benjumea Benjumea | PPE | Espagne | |
Juan Ignacio Zoido Álvarez | PPE | Espagne | |
Andrus Ansip | Renew | Estonie | |
Manolis Kefalogiannis | PPE | Grèce | |
David Lega | PPE | Suède | |
Ljudmila Novak | PPE | Slovénie | |
mars 2022 | Bert-Jan Ruissen | CRE | Pays-Bas |
mai 2022 | Antonio López-Isturíz White | PPE | Espagne |
octobre 2022 | Javier Zarzalejos | PPE | Espagne |
Sven Mikser | S&D | Estonie | |
Lorant Vincze | PPE | Roumanie | |
Asger Christensen | Renew | Danemark | |
José Ramon Bauza Diaz | Renew | Espagne | |
Anna-Michelle Asimakopoulou | PPE | Grèce | |
Edina Tóth | Non inscrits | Hongrie | |
Isabel Wiseler-Lima | PPE | Luxembourg | |
novembre 2022 | David Lega | PPE | Suède |
Antonio López-Isturíz White | PPE | Espagne | |
décembre 2022 | Karlo Ressler | PPE | Croatie |
Leopoldo López Gil | PPE | Espagne | |
Inese Vaidere | PPE | Lettonie | |
Romana Tomc | PPE | Slovénie |
LES COLONIES AU PROGRAMME DES VISITES
Au-delà d’entretiens variés avec des interlocuteurs gouvernementaux et politiques israéliens, la sécurité d’Israël est centrale dans tous les programmes de voyage. Les eurodéputés ont ainsi l’occasion de visiter les tunnels construits par le Hezbollah à la frontière nord avec le Liban ou encore de visiter la région qui borde la bande de Gaza. Ils font des tours en hélicoptère vers la frontière israélo-libanaise ou au-dessus de Jérusalem. Ils reçoivent également des briefings sur la menace iranienne ou sur le financement du terrorisme. Il n’est étonnamment jamais question de la sécurité des populations palestiniennes, dont la responsabilité selon le droit international revient pourtant à la puissance occupante, donc à Israël.
Plus problématiques sont les parties de programmes qui font découvrir aux parlementaires européens les réalités sécuritaires ou économiques des colonies israéliennes illégalement construites dans le territoire palestinien occupé. Pour rappel, les colonies sont reconnues comme étant une violation grave du droit international, et considérées comme un crime de guerre par le Statut de Rome. Or les deux voyages organisés par l’AJC comprenaient des visites dans des colonies de Cisjordanie, celle de P’duel en octobre 2019 et celle d’Efrat en novembre 2022.
Et si l’Israel Allies Foundation invite avec l’eurodéputé Bert-Jan Ruissen 24 autres parlementaires internationaux en décembre 2019, c’est parce qu’ils défendent « la lutte contre le mouvement BDS et l’étiquetage antisémite des produits israéliens de Judée-et-Samarie ». La Judée-et-Samarie est le nom donné par Israël à la Cisjordanie. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient alors de confirmer, le 12 novembre précédent, que l’étiquetage des produits des colonies est obligatoire pour respecter le droit européen. La fondation chrétienne évangéliste semble vouloir outiller les participants pour qu’ils puissent décrédibiliser toute initiative politique qui porterait préjudice aux intérêts des colons israéliens.