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La cuisine palestinienne, c’est plus que ce qu’on a dans l’assiette

De nombreux Palestiniens sont déjà familiers du livre de cuisine superbe dont on se délecte, de Joudie Kalla, La Palestine sur une assiette : souvenirs de la cuisine de ma mère, la suite éditée de l’application populaire et de ce qu’on trouve sur Instagram sous le même nom.

Mais peu d’entre eux sont susceptibles de connaître ce qu’il y a derrière.

Comme pour beaucoup de Palestiniens, Kalla a été élevée en diaspora, ce qui l’a amenée de Syrie au Qatar et en Allemagne avant qu’elle ne finisse par s’établir à Londres. La Palestine a toujours été chère à son cœur ou, comme elle préfèrerait le dire, à son estomac.

« Nous ne mangions pas pour nous nourrir, nous mangions pour le plaisir et chaque chose est liée à un souvenir, à un ressenti et à une pensée » a-t-elle expliqué. Pour Kalla, qui se voit en promotrice de la cuisine palestinienne, ce livre a été une histoire d’amour personnelle : de la Palestine, de sa famille, de l’alimentation avec laquelle elle a grandi et des souvenirs que la nourriture a crées.

Laïla El-Haddad, qui collabore à Electronic Intifada et qui est co-auteure de The Gaza Kitchen (La cuisine de Gaza), a réalisé une interview de Kalla en tête-à-tête, sur la cuisine, l’identité et ce qu’elle veut cuisiner pour le monde. (indice : c’est vert et gluant !)

Laila El-Haddad : Comment tout cela a-t-il commencé ?

Joudie Kalla : J’ai perdu mon emploi dans une agence immobilière. Je ne savais pas quoi faire. Un ami m’a suggéré d’écrire des posts sur ce que je cuisinais. Quelques semaines après, il a ouvert un compte Instagram et j’ai eu 7 000 followers. Je ne savais même pas ce que c’était ! Il y a eu une espèce d’escalade à partir de là. J’ai été agréablement surprise que des gens aient l’air réellement intéressés.

LH : il faut que je vous questionne sur le gâteau de frik (du blé dur grillé) qui m’intrigue complètement.

JK : au départ, je voulais créer un gâteau doté de petits ingrédients dont je pense qu’ils sont très palestiniens, comme les figues, les pistaches et le frik, bien sûr, le citron et tous les autres agrumes, les épices… Je pense que ça a un goût savoureux de noisette, mais après avec les figues douces et les pistaches, tout se mélange parfaitement.

LH : j’ai été vraiment étonnée par la salade de fenouil, pomme et grenade et aussi par la salade de crevettes au pamplemousse. Je n’avais jamais entendu parler de tels mélanges en lien avec Gaza, auparavant.

JK : ma grand-mère nous faisait ces plats. Le rouman (nom arabe de la grenade), le fenouil et l’aneth font largement partie de cette culture et de cette région. Ses salades et ses plats ont été une source d’inspiration. Et elle était très inventive. Pour être honnête, je dois dire que tous les plats sont venus d’elle et de ma tata et ensuite transmis à ma mère et ainsi de suite.

LH : est-ce que vous pouvez me parler un peu de votre famille ?

JK : la mère de ma mère est née à Jaffa et a déménagé à Lydd quand elle a épousé mon grand-père. La mère de mon père était de Safad et le père de mon père était policier à Nazareth. Ils y sont restés jusqu’à ce qu’ils soient forcés de partir (chassés pendant la Nakba de 1948 quand plus de 750 000 Palestiniens ont été dépossédés lors de la création de l’État d’Israël), ils sont allés, chacun de leur côté, en Syrie où ils se rencontrèrent et eurent 20 enfants. Mes parents ont vécu en Syrie jusqu’à ce qu’ils déménagent au Qatar.

LH : une sorte de quintessence de l’expérience palestinienne.

JK : Absolument.

LH : c’est intéressant de voir que la nourriture a toujours été présente dans votre vie. À propos de vos grands parents et de votre parentèle, j’ai l’impression de les connaître grâce à votre livre. Ma grand-mère croyait fermement que la place d’une femme était au travail et non à la cuisine, bien qu’elle fut une excellente cuisinière. Elle détestait l’idée que les gens pensent que tout ce à quoi elle était bonne était la cuisine et elle redoutait d’être questionnée à ce sujet.

JK : Oui, je pense, comme vous l’avez dit, que nous étions à l’opposé. Nous avions la chance que ma mère soit très généreuse avec sa cuisine. Ma sœur Maya ne mange pas de poulet. Lara ne mange pas d’agneau. Je mange de tout et Tania aime tout ce qui est au citron. Et le chili. Il y avait toujours quelque chose pour quelqu’un.

Après l’école, nous nous mettions à table ensemble et si nous n’étions pas tous là, nous ne mangions pas. Et ce n’était pas que nous étions stricts, c’était plutôt notre moment en famille. L’heure du diner, c’était toujours être ensemble et parler de tout et de rien. Tout peut arriver.

LH : vous notez, à un moment de votre livre, comment vous avez développé une curiosité pour votre histoire palestinienne et vous parlez de la cuisine palestinienne comme d’une identité.

JK : je ne connaissais pas vraiment grand chose de la Palestine ni de mon identité. Je savais que nous étions palestiniens et que mes parents en étaient très fiers et ils nous racontaient des histoires et des histoires de leurs parents. Moi, ce que je voulais, c’était les vivre par la nourriture. Je ressentais beaucoup de choses en mangeant. Nous ne mangions pas pour nous remplir mais pour le plaisir et chaque chose est liée à un souvenir, à un ressenti et à une pensée.

Honnêtement, le livre n’a pas été écrit pour être publié, mais pour moi. Je ressens vraiment que nous avons besoin de voix comme la vôtre et comme celle de Rawia Bishara (chef et propriétaire du restaurant Tanoreen à Brooklyn, New York) de la mienne et de celle de Dima Sharrif (auteure de Plated Heirlooms – Des Patrimoines familiaux sur une assiette). Les voix de gens qui font quelque chose de positif dans le monde de la nourriture et qui donnent une identité à l’alimentation.

LH : c’est très gentil. Vous avez dit que vous vouliez « promouvoir notre cuisine et vous la réapproprier, la reconquérir ». Vous parlez comme une femme en mission. Considérez-vous que ce livre soit politique ?

JK : ce n’est certes pas un livre politique et pourtant il l’est, par défaut, du fait du titre. Et je voulais vraiment qu’il ait une identité. Comme La cuisine de Gaza. Je ne voulais pas que ce soit « du citron et des roses ». Le but du livre aurait été perdu. Il fallait en saisir l’identité.

LH : vous mentionnez beaucoup l’identité à propos de la cuisine. Considéreriez-vous la cuisine comme une localisation, une clef permettant de connecter quelqu’un avec sa patrie en l’absence de cette patrie ou bien face au déplacement lorsqu’il n’y a pas d’espace physique que nous habitons à un moment donné.

JK : oui, je pense. Tout cela a commencé par défaut. Je n’ai pas écrit les recettes pour dire « toutes ces recettes sont juste palestiniennes ». C’est simplement ce que ma grand-mère cuisinait, qui lui appartenait et qu’elle nous a transmis.

LH : avez-vous l’impression que ce sentiment est plus urgent dans le cas de la cuisine palestinienne. Notre cuisine court-elle le risque de devenir plus un symbole que de simples recettes. Est-ce que ça peut être les deux ?

JK : oui, les deux. Ce devrait être un symbole. La nourriture rassemble les gens. C’est délicieux. Ce devrait aussi être symbolique pour nous d’une manière agréable mais sans fanatisme. Je pense que l’identité c’est important, absolument.

LH : comment avez-vous fait avec la question de l’appropriation culturelle de la cuisine palestinienne ?

JK : j’ai donné le manuscrit à mon agent et elle l’a envoyé à la plupart des éditeurs. Ils l’ont tous rejeté à cause du titre. Nombre d’entre eux sont revenus et ont dit : si elle change le titre nous pourrions envisager de le publier. J’ai dit à mon agent : je ne vis pas pour écrire un livre de cuisine. J’ai ma vie, j’ai un travail, je gagne de l’argent, je survivrai. Si vous changez le titre, vous détruisez le livre.

Ce fut la première dispute… essayer de détruire le mot le plus important qui fait du livre ce qu’il est.

LH : ce n’est même pas vaguement discutable !

JK : J’ai demandé à mon agent de demander pourquoi ils avaient rejeté le livre. Elle a dit que certains avaient répondu que les gens ne savent pas où se trouve la Palestine, que ce n’est pas reconnu comme pays et comment publier un livre sur un pays qui n’existe pas ? J’ai dit : écoutez, vous marchez sur des œufs. Ce que vous venez de dire c’est que tout un groupe de gens – des millions d’entre nous, n’existent pas parce que le pays n’est pas reconnu sur une carte.

Ces derniers temps, tout restaurant moyen-oriental était israélien. On sert dans les restaurants israéliens du mousakhan (oignions caramélisés et poulet au sumac servis sur une galette épaisse de pain), du msabaneh (une mixture semblable au houmous, souvent préparée en mélangeant des fèves et du houmous), de la maqlouba (un plat de riz épicé avec des légumes et de la viande, qui tient son nom du fait qu’au dernier moment de la préparation on renverse le tout sur un plateau).

LH : C’est une gifle.

JK : en vérité, un coup bas. Et cela m’a énervée. J’ai voulu montrer qu’il y a une histoire derrière toute cette nourriture. Et, oui c’est très sympa d’avoir du zaatar (mot arabe pour le thym sauvage) parsemé sur tout, mais il vient de quelque part. Je pense simplement que les gens devraient savoir qu’il y avait quelque chose et un peuple avant Israël et que cette alimentation n’a pas été créée par des chefs israéliens qui surgissent dans des restaurants dans tout Londres et dans le monde et que cette cuisine palestinienne était, en fait, vivante bien avant que cela ne se produise.

LH : il y a urgence à protéger nos identités et notre culture.

JK : j’ai le sentiment que des gens veulent m’enlever des choses à moi et à nous. Je ne suis pas ici pour convertir les gens. Je suis ici pour être moi et pour écrire ce que je sais, ce que j’ai vécu et ce que je retiens des choses et des histoires de ma mère. Je ne me la rappelle pas disant quoi que ce soit de négatif concernant mes grands-parents qui vivaient en Palestine, sauf quand ils ont été jetés dehors, ont quitté leur maison et n’avaient plus que leur clé comme tous les autres. Ils parlaient de leurs souvenirs mais ne voulaient pas vive ou revivre le traumatisme. Leur vie était de la poésie sur leur chez eux.

LH : pouvez-vous partager avec nous quelques souvenirs liés à la nourriture ?

JK : la plupart concernent ma mère. C’est une très belle femme, à l’intérieur comme au dehors. La maison n’était que quatre murs et on la sentait vide quand elle était en ville. Et tout d’un coup elle était là et rien n’avait changé dans la maison sauf qu’elle était là et soudain les odeurs montaient et la nourriture était là. Quand ma mère me manque ou que j’ai faim, je ne fais pas une omelette, je fais un fasouliya bil lahma (des haricots verts avec de l’agneau)… mon frigo en est plein.

J’associe les bonnes choses qui m’arrivent dans la vie (avec ce temps-là) et je les reproduis parce que je ne me rappelle que des bonnes choses lorsque nous vivions ces moments. Il ne s’agit pas que de nourriture mais aussi des gens.

Quand je me sens déprimée, je fais cuire de la mouloukhia (une soupe de feuilles de jute bouillies) ! Cela me fait me sentir en sécurité, je ne sais même pas ce que cela veut dire mais je ressens comme si toute ma famille était dans mon estomac et que nous étions tous assis ensemble et tout le monde est là, et je pourrais manger seule avec mon chien, devant la télé, en sentant tout le monde autour de moi.

LH : alors vous voudriez préparer une mouloukhia… pour le monde entier ?

JK : Oui c’est à peu près ça ! Cuisiner me sort de tout !

LH : c’est cathartique ?

JK : Totalement ! Quand j’ai commencé à cuisiner, entre vingt et trente ans, j’étais en profonde dépression. Il m’a fallu beaucoup de temps pour en sortir, mais je me suis rendu compte que le seul moment où je ne me sentais pas paniquée et dans un trou noir c’était quand j’étais à la cuisine en train de préparer quelque chose. Je me retrouvais tout le temps dans la cuisine. Cela me rend heureuse et j’avais le sentiment qu’en cuisinant je pouvais changer le monde et c’est ce que je recommande à tout un chacun.

Ma maman a beaucoup de sœurs : Dounia, Shahla et Lamya. Elles voyageaient toutes les trois et ma maman était la quatrième. Tantine Shahla avait une recette de sfiha (tourte de viande hachée) dans le livre.

Tout ce dont je me rappelle d’elle, c’est son rire. Elles papotaient sur des choses insignifiantes. Quelqu’un qui avait un collant déchiré et ainsi de suite. Le temps passait, et 300 sfihas plus loin, on ouvre le frigo et on voit cette préparation et on les voit rire, glousser et se tortiller. Ce n’est pas le repas que je vois. Ça a l’air fou, mais je pense que c’est un lien avec les gens et la vie, les souvenirs et le rire.

LH : c’est aussi en lien avec un lieu qui leur est maintenant interdit. Et 50 ou 60 ans plus tard, ils continuent à faire les plats de la même façon qu’ils les préparaient dans leurs villages et dans leurs villes.

JK : c’est très important et cela devrait inciter à tenir. C’est quelque chose que nous devons maintenir. Si j’ai un enfant, j’aimerais qu’il connaisse cette histoire.

LH : je n’ai pu m’empêcher de remarquer que le livre évite toute position ouvertement politique, à l’exception d’un hommage rendu aux familles nées en Palestine avant que les frontières n’en soient « changées » et « déplacées ». Est-ce comme cela que vous souhaitez relater l’expérience ?

JK : mon éditeur m’a dit que nous avions à traiter de beaucoup de choses et que parler d’Israël, de la Palestine, des territoires et des frontières était hors sujet. Je ne voulais pas entrer dans la tristesse de la Palestine. Je suis fière que « Palestine » soit resté dans le titre. Il a fallu négocier.

Et le livre est vraiment une histoire d’amour. Pour ma maman. Pour mes grands-mères. Pour mes tantes, ma sœur, mes frères et pour une Palestine que je ne connais pas. Je connais la Palestine par ma famille et je m’estime satisfaite de la connaître ainsi parce que c’est une image magnifique d’elle que j’ai en tête. C’est l’objectif du livre. Que les gens l’aiment, en aient du plaisir et voient ce qu’ils veulent y voir. Et j’espère que ce sera le cas.

Laila El-Haddad est une journaliste palestinienne indépendante, documentariste et co-auteure de La Cuisine de Gaza : un voyage culinaire palestinien (Just World Books éditeur). Elle écrit souvent sur le croisement nourriture/politique. Twitter : @Gazamom. Website : www.LailaHaddad.com

Traduction SF pour l’Agence Media Palestine

Source : Electronic Intifada



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