Le Parlement britannique vient d’adopter le 3 juillet 2023 une loi qui sanctionne le boycott et cible au premier chef les opposants à la politique d’Israël. Et il n’est pas le seul, car le phénomène a pris de l’ampleur en Allemagne, au Royaume-Uni et en France : par divers biais, la solidarité active avec la cause palestinienne devient la cible de législations répressives.
Peut-on encore défendre la cause palestinienne en Europe par les temps qui courent ? La question peut sembler incongrue à l’heure où en Israël gouverne une coalition dominée par des figures extrémistes fièrement racistes, embarrassant une partie d’un pays qui aime se présenter comme « la seule démocratie au Proche-Orient ». Pourtant, une réponse de plus en plus négative s’impose dans les trois pays les plus peuplés d’Europe occidentale : l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Deux éléments, l’usage du terme d’apartheid et surtout la sympathie pour le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), galvanisent l’ardeur des détracteurs de la cause palestinienne.
Les mêmes partisans d’Israël profitent, voire abusent de l’adoption de plus en plus répandue en Europe de la définition controversée de l’antisémitisme élaborée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui mène au bâillonnement de la critique d’Israël quels que fussent les crimes dont les représentants de cet État seraient coupables.
L’ALLEMAGNE TÉTANISÉE PAR SON PASSÉ
C’est un truisme : l’Allemagne charrie depuis la fin de la seconde guerre mondiale l’immense poids de l’extermination à l’échelle industrielle du peuple juif. Elle a eu à assumer des conséquences pratiques — de 1945 à 2018, le gouvernement allemand a versé environ 86,8 milliards de dollars (79 milliards d’euros) en restitution et en compensation aux victimes et aux survivants du génocide des juifs — auxquelles elle a ajouté des obligations morales, au bénéfice surtout d’Israël qui jouit de la part de l’Allemagne d’un soutien diplomatique sans faille.
En Allemagne même, on ne badine pas avec la solidarité envers Israël. Le 17 mai 2019, les députés ont approuvé une résolution non contraignante dénonçant le mouvement BDS, décrivant ses méthodes comme antisémites et rappelant les appels au boycott des juifs de l’époque nazie. La résolution énonce que l’Allemagne « s’opposera fermement » aux efforts visant à diffamer les juifs ou à remettre en question « le droit à l’existence ou le droit à l’autodéfense de l’État juif et démocratique d’Israël ». Les trois principaux partis politiques, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) et les Verts ont adopté le texte1.
Pour les partisans de la Palestine, le climat s’est détérioré ces derniers temps. Hebh Jamal, une journaliste palestino-américaine basée en Allemagne, le raconte sur le site 972mag.com :
Au cours des dernières années, l’espace pour la défense de la Palestine en Allemagne s’est rétréci. Les discours propalestiniens sont automatiquement qualifiés d’antisémites et, après l’adoption de la résolution anti-BDS au parlement allemand en 2019, les institutions fédérales ont commencé à déclarer antisémites toutes les actions qui soutiennent le mouvement de boycott. Cela a permis aux universités, aux gouvernements des États et aux institutions publiques de refuser aux Palestiniens le droit à la liberté d’expression et de réunion.
Dès l’adoption pourtant « non contraignante » de la loi désignant BDS comme antisémite, le directeur du Musée juif de Berlin, Peter Schäfer, chercheur en études juives nommé en 2014, annonçait sa démission. Comme le décrivait la journaliste israélienne alors basée à Berlin Mairav Zonszein, il a pris cette décision « après avoir subi de fortes pressions de la part des dirigeants de la communauté juive en Allemagne et du gouvernement israélien, qui ont accusé le musée de s’engager dans ce qu’ils considèrent comme des activités anti-israéliennes et antijuives ».
Son tort ? Un tweet du musée, le 6 juin, approuvant un article du quotidien progressiste Die Tageszeitung qui faisait état d’une lettre signée par 240 spécialistes juifs et israéliens de l’antisémitisme et de l’Holocauste, rejetant l’idée que le BDS soit antisémite. Dans une telle ambiance, on comprend mieux pourquoi si peu de militants, quelques centaines peut-être, osent s’aventurer dans l’appui au boycott d’Israël en Allemagne.
Hebh Jamal cite également un économiste israélien vivant en Allemagne, Shir Hever, victime de cette censure :
Je ne suis pas le premier, et je ne serai probablement pas le dernier, à être réduit au silence par cette tactique. L’Allemagne est généralement un pays démocratique, mais lorsqu’il s’agit d’Israël et de la Palestine, cela devient de plus en plus flou.
Plusieurs conférences récentes dans lesquelles des juifs non sionistes, parfois israéliens, devaient s’exprimer ont été annulées. En juillet 2022, choqué par les accusations d’antisémitisme entendues après une conférence à laquelle il avait participé en Allemagne sur le détournement de la mémoire de l’Holocauste, Avraham Burg, ex-président du parlement israélien et de l’Organisation sioniste mondiale, écrivait une tribune publié par Haaretz :
Comment en est-on arrivé là ? Israël a fait de l’antisémitisme une arme diplomatique puissante. Son gouvernement conservateur a considérablement élargi le concept. Toute critique est antisémite ; tout opposant est un ennemi ; tout ennemi est Hitler ; chaque année est 1938.
Rien n’indique en tout cas que l’Allemagne se dirige vers un début d’introspection dans ce qui s’apparente à un déni de liberté.
Pas plus tard que le 20 mai 2023, le tribunal administratif supérieur de Berlin-Brandebourg a confirmé l’interdiction par la police d’une manifestation organisée à Berlin pour commémorer la Nakba palestinienne2La police avait invoqué les risques que cet événement pouvait conduire à « l’incitation antisémite de la population, à la glorification de la violence, à la transmission d’une volonté d’utiliser la violence et donc à l’intimidation et à la violence ».
QUAND LONDRES TEND À IMITER BERLIN
Qui eût imaginé que la liberté d’expression — à travers le droit de critiquer l’État d’Israël — serait un jour menacée au Royaume-Uni ? Cette perspective jusqu’il y a peu fantaisiste s’est concrétisée ce 3 juillet 2023, et elle vise les organismes publics britanniques, comme les conseils municipaux ou les universités. Il s’agit de l’adoption d’un projet de loi porté par Michael Gove, secrétaire d’État au sein du gouvernement conservateur dirigé par Rishi Sunak. « Nous sommes fermement opposés aux boycotts locaux qui peuvent nuire à l’intégration et à la cohésion des communautés, entraver les exportations et nuire à notre sécurité économique », expliquait-il en mai 2023.
Mais l’objectif réel figure bel et bien dans le texte puisqu’Israël est mentionné. Tout se passe comme si le soutien au BDS était en progression au Royaume-Uni et que tout devait être fait pour l’endiguer… Pour Michael Gove, « la campagne BDS n’a qu’un seul but : attaquer et délégitimer l’État d’Israël et l’idée qu’il devrait y avoir un État juif ».
Ce 3 juillet donc, la Chambre des Communes a approuvé le projet de loi, mais sans enthousiasme : sur les 650 députés, 268 ont voté pour, 70 contre tandis que les travaillistes optaient pour l’abstention (tout comme 82 élus de la majorité conservatrice). À l’approche du vote, les prises de position n’avaient pas manqué ces dernières semaines. Comme par exemple, la série de tweets outrés de l’association Palestine Solidarity Campaign qui dénonçait le 19 juin 2023 le projet de loi et mettait en outre en exergue la mention en effet plus encore sidérante des territoires occupés dans cette loi anti-boycott :
Le projet de loi anti-boycott désigne même nommément les « territoires palestiniens occupés » et les « Hauteurs du Golan occupées », aux côtés d’Israël, comme des territoires que la loi protège explicitement contre les boycotts du secteur public, sans aucune possibilité d’exception actuelle ou future.
Plus de 60 organisations de la société civile, dont Greenpeace UK et Liberty avaient signé une déclaration pour dénoncer le projet de loi. « Si elle est adoptée, cette loi étouffera un large éventail de campagnes portant sur le commerce des armes, la justice climatique, les droits humains, le droit international et la solidarité internationale avec les peuples opprimés qui luttent pour la justice », expliquait notamment le texte.
Pour le journaliste et consultant James Brownsell qui a travaillé naguère dans les territoires palestiniens occupés, et qui s’exprimait le 25 mai sur le site middleeasteye.net, « le projet du gouvernement conservateur britannique d’interdire aux conseils locaux et autres organismes publics de participer aux campagnes de boycott et de désinvestissement n’est que sa dernière attaque illibérale contre les normes démocratiques ».
Des organisations britanniques juives telles que Na’amod et Diaspora Alliance, avaient également rejeté le projet de loi : « Un exemple clair d’antisémitisme instrumentalisé pour promouvoir une politique anti-palestinienne et restreindre nos libertés civiles », a ainsi déclaré Emily Hilton, directrice de Diaspora Alliance au Royaume-Uni.
Pourtant, malgré ces nombreux cris d’alarme, la position du parti travailliste est longtemps restée floue même si son chef, Keir Starmer, rejette le BDS. Les travaillistes sortent à peine des cinq années de présidence assurées par Jeremy Corbyn entre 2015 et 2020, qui leur a laissé un goût très amer en raison de graves accusations relatives à la gestion de l’antisémitisme interne au parti jugée calamiteuse par de nombreux procureurs autoproclamés. Ces accusations avaient mené le parti à suspendre Jeremy Corbyn de ses rangs - avant qu’il soit partiellement réintégré.
D’aucuns pensent — et c’était l’opinion des partisans de Corbyn — que le problème de l’antisémitisme dans le parti avait été gonflé à des fins politiques pour saboter la ligne de gauche radicale que le leader travailliste incarnait. L’intellectuel d’origine pakistanaise Tariq Ali avançait même que « certains de l’aile droite au sein des parlementaires du parti travailliste — 70 à 80 élus — préféraient voir le parti perdre les élections plutôt que de voir Corbyn les gagner ».
LA FRANCE, « PATRIE DES DROITS DE L’HOMME » ?
Que se passe-t-il en France ? Pourquoi ce profond malaise à propos de la Palestine ? Pourquoi dans la soi-disant « patrie des droits de l’homme », ceux qui contestent la politique israélienne dans les territoires palestiniens occupés se retrouvent-ils sur la sellette ? Pourquoi la France officielle tend-elle à faire sien l’amalgame hautement contestable entre les notions d’antisémitisme et d’antisionisme ? Ces questions n’ont pas de réponse claire et évidente.
Le constat est pourtant patent. Pour le situer, remontons à la circulaire Alliot-Marie du 12 février 2010. Du nom de la garde des sceaux de l’époque, le texte demande aux parquets d’engager des poursuites contre les personnes appelant ou participant à des actions d’appel au boycott « de produits israéliens » et cela en vertu de la législation pénale concernant « l’incitation à la haine et la discrimination ». Plusieurs parquets s’exécutent, avec des succès divers selon les tribunaux, et il faudra attendre le 11 juin 2020 pour que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne la France dans une affaire qui concernait un militant du mouvement BDS dont la condamnation par la Cour d’appel de Colmar avait été entérinée en cassation.
Comme un article signé par le juriste François Dubuisson sur Orient XXI l’expliquait à l’époque, la Cour de Strasbourg a estimé que les propos incriminés (l’appel au boycott du militant condamné par la justice française) relevaient « de l’expression politique et militante », portant sur « un sujet d’inte ?re ?t ge ?ne ?ral, celui du respect du droit international public par l’E ?tat d’Israe ?l et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupe ?s ». Cela impliquait « un niveau e ?leve ? de protection du droit a ? la liberte ? d’expression ».
Mais le même auteur relevait que dès après la condamnation de la CEDH, le gouvernement français contre-attaquait : « le 20 octobre 2020, le ministre français de la justice Éric Dupond-Moretti a fait publier une nouvelle circulaire (une “dépêche”) “relative à la répression des appels discriminatoires au boycott des produits israéliens” par laquelle le fondement légal des poursuites est réaffirmé, simplement accompagné d’une exigence plus stricte de « motivation des décisions de condamnation ».
Verra-t-on à nouveau le sujet aboutir en justice ? La réponse reste peu claire. En attendant, sans l’intervention de la CEDH, la justice française considérait le boycott des produits israéliens comme un acte délictueux susceptible de mener ses auteurs en prison.
L’attitude du président de la République n’aide pas à clarifier la donne en France. En mars 2022 encore, Emmanuel Macron répétait que « l’antisémitisme et l’antisionisme sont les ennemis de notre République » au grand dam d’une partie des juifs français qui manifestent contre la politique coloniale d’Israël.
La France sous Macron, c’est aussi l’adoption en 2019 d’une définition de l’antisémitisme émanant de l’IHRA, déjà validée par le Parlement européen et 20 pays dont 16 de l’UE. Le problème de cette résolution tient dans les exemples d’antisémitisme qu’elle fournit et qui incluent la critique d’Israël… La résolution non contraignante a été adoptée par une Assemblée nationale étrangement désertée par la majorité de ses membres, avec seulement 154 voix pour (des députés de La République en marche et de Les Républicains principalement), 72 contre (à gauche), et 43 abstentions.
Mais le zèle du président français le mènera plus loin. Même si peu d’observateurs l’ont noté, il ira en effet jusqu’à pronncer cette phrase : « Jérusalem est la capitale éternelle du peuple juif, je n’ai jamais cessé de le dire » au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le 24 février 2022. Il revint au premier ministre d’alors, Jean Castex, de lire le discours d’Emmanuel Macron retenu par les événements en Ukraine.
Au même dîner, il s’en prend aux ONG comme B’Tselem, Amnesty International ou Human Rights Watch (HRW) (sans les nommer) coupables de dénoncer « l’apartheid » au terme de longues études sur le terrain : « Il y a un abus de termes historiques chargés de honte. Comment peut-on parler d’apartheid ? C’est une contre-vérité ». L’abondant argumentaire des ONG concernées ne mérite-t-il pas plus qu’un revers de la main sans autres développements ?
Ces derniers temps, enfin, on relèvera qu’en France, tenir des conférences sur certains sujets et avec certains invités peut mener à des annulations ordonnées sous divers prétextes par des maires ou des préfets. L’avocat franco-palestinien Salah Hammouri, expulsé vers la France le 18 décembre 2022 après plusieurs séjours en prison pour des faits qu’il a toujours niés et en détention administrative sans procès, en sait quelque chose. Plusieurs des conférences auxquelles il devait participer depuis lors ont fait l’objet de plaintes qui ont parfois abouti à leur annulation, comme celle à Lyon, en janvier 2023, le maire Europe Écologie les Verts (EELV) Grégory Doucet ayant cédé aux pressions.
En mars 2023, c’est au tour de la préfecture de Meurthe-et-Moselle d’interdire une table ronde à Nancy avec Salah Hammouri, redoutant des « troubles à l’ordre public ». Puis en mai, à son tour, le préfet de l’Hérault a interdit un rassemblement prévu le samedi 27 mai de la Coalition Montpellier contre l’Apartheid qui rassemble 20 organisations. Dans son communiqué le préfet « redoute la transposition à Montpellier d’un conflit international et la tenue de discours discriminants incitant à la haine envers une population à raison de son appartenance à une nation, race ou religion déterminée ».
Un autre épisode de la saga s’est mieux terminé pour Salah Hammouri et ses partisans : alors que le maire de Lyon Grégory Doucet avait encore interdit une conférence « Palestine-Israël : colonisation - apartheid » devant se tenir le 22 juin avec Salah Hammouri, sa décision a été invalidée en dernière minute par le tribunal administratif de Lyon qui a confirmé la tenue de la conférence.
Mais dès le surlendemain, une nouvelle interdiction de conférence était décidée, cette fois par le préfet de l’Hérault, pour une conférence « contre l’apartheid » à Montpellier. Le haut fonctionnaire a fait valoir la possible présence « d’éléments radicaux », « un contexte international particulièrement sensible » et le moment dans la semaine choisi, un samedi, « jour de shabbat ».
Alors, la question se pose : pourquoi cet acharnement en France contre les partisans de la cause palestinienne ? Un président, des ministres, des préfets, un certain nombre de juges, tous ligués contre ces derniers, cela fait beaucoup. Le député de La France insoumise (LFI) Éric Coquerel, récemment cité par Mediapart, propose une réponse globale à cette interrogation :
Nous assistons à la victoire différée de cette idée du « choc des civilisations » qui consiste, dans ce cas, à assimiler la cause palestinienne au terrorisme islamiste. Alors que cette grille de lecture, qui rejoint les thèses de Nétanyahou, n’était pas celle de la France, elle a peu à peu infusé au sein du pouvoir.
Il y a sûrement de cela. Cette « infusion » a sans doute aussi été efficacement aidée par d’aucuns, comme nous le dit l’historien Thomas Vescovi.
Il y a tout d’abord un ensemble d’organisations qui mènent un travail intense pour réprimer le mouvement de solidarité avec la Palestine depuis que celui-ci s’est emparé de la notion d’apartheid. Non pas que par le passé tout était serein, mais il n’y avait pas autant d’interdictions. Ce « travail intense », c’est Elnet, par exemple, qui amène régulièrement des parlementaires en Israël. L’organisation compte parmi ses relais de nombreuses figures de la majorité macroniste, qui ont ardemment combattu la résolution apartheid, l’accueil de Salah Hammouri et surtout défendu l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme. Ce dernier point parait effectivement déterminant. En poussant dans ce sens, ces politiques normalisent au sein des institutions l’idée que tout événement de solidarité avec la Palestine devient suspect, car potentiellement antisémite, et donc possiblement à interdire.
C’est bien le concept de liberté d’expression qui parait mis en cause en Europe, au nom, paradoxalement, de la défense d’un État, Israël, qui bafoue le droit international et les droits humains avec un aplomb toujours plus stupéfiant. Certes, l’antisémitisme est une posture honteuse et heureusement partout illégale, mais lorsque des États l’amalgament avec l’antisionisme et toute critique d’Israël, ils contribuent à assurer l’impunité d’un État qui joue avec cynisme sur la mémoire d’un génocide pour garantir son immunité.
BAUDOUIN LOOS
Journaliste à Bruxelles.