Amis des arts et de la culture de Palestine

Jours ordinaires à Naplouse

« Ici tous les matins, j’ai l’impression de vivre un cauchemar éveillé : avant-hier, des tirs à l’arme lourde, ceux des Israéliens, et des ripostes très faibles, celles des Palestiniens. Dans le quartier Al Karioun de la vielle ville, à quelques mètres de la savonnerie d’Abou Rouss, les Jeeps se sont engouffrées pour arrêter à domicile deux jeunes filles à peine âgées de 17 ans. Motif : des informations sur une éventuelle préparation d’attentat.

Hier, à Ras El Amoud, de minuit jusqu’à 10 heures du matin, l’armée a encerclé tout le quartier. Je n’arrive pas à partir au travail à Darna, alors qu’en face, des êtres humains se font bombarder. Je rage contre mon impuissance et celle de tous ces Naboulssi qui continuent, comme si rien ne se passait, de vaquer à leurs occupations. Est-ce là le prix à payer pour ne pas disparaître ?

Aujourd’hui 6 avril, à 3 heures du matin, la rue où se trouve mon logement, pas loin de la faculté de formation des professeurs des écoles, se retrouve éclairée comme en plein jour par les projecteurs. Un haut-parleur, dans un arabe estropié, hurle aux habitants de l’immeuble voisin de sortir. Puis
c’est le bruit des grenades assourdissantes pour réveiller ceux qui dormiraient encore. Je jette un oeil par la fenêtre, pour voir une rue noire de Jeeps et de soldats israéliens. Comme un gamin excité, le haut-parleur continue de cracher « J’ai dit tout le monde dehors, femmes comprises ». La brute sait qu’elle n’a pas besoin de préciser que l’ordre s’adresse aussi aux enfants, car ces derniers, affolés et éblouis par la lumière artificielle, s’accrochent spontanément aux robes de leurs mères. Tout le monde est maintenant en bas, en rangs dans la rue. A 6 heures, les tirs à l’arme lourde s’intensifient, rien ne leur répond, le puissant poursuit son monologue de mort. Les vitres de l’appartement vibrent, un bulldozer blindé arrive juste en face de chez moi, je crains le pire. A 8h30, il repart. Les enfants des immeubles voisins échappent à la vigilance des parents, et poursuivent le bulldozer à coups de pierre. A 9h, ils sont toujours là. Il faut bien que je me décide à partir pour Darna, alors je sors. Une équipe d’ambulanciers est là, à quelques mètres des Jeeps. Je ne sais s’il y a des morts et des blessés, ni combien. Je passe devant les soldats à l’abri dans leurs véhicules blindés, et descend sur le boulevard pour trouver un taxi collectif. Des gamins de 12 à 16 ans envoient des pierres sur une Jeep à l’arrêt. J’hésite un peu, quand un des enfants me fait signe de passer ; les pierres cessent de pleuvoir, je passe, et monte dans le premier taxi qui s’arrête. Je me rends compte que je suis réellement devenu un citoyen de Naplouse, impassible ou presque face au silence du monde et au vacarme des brutes.

Tayssir, l’informaticien de Darna, est revenu de son voyage avorté à Ramallah pour une formation. La raison en est simple : malgré sa cravate, son costume impeccable et sa coiffure de gentleman de la City de Londres, le soldat l’a refoulé car il a moins de 30 ans.

Les jeunes de moins de 30 ans sont interdits de sortie de Naplouse depuis 3 semaines. "Même les jeunes avec autorisation, on les humilie. J’ai vu une jeune femme conduisant une voiture de la délégation de l’Union Européenne longuement bloquée par une soldate et l’un de ses comparses. Ils rigolaient en la faisant attendre. La soldate fait tomber le papier d’autorisation dans une flaque de boue et d’eau ; elle rigole encore aux éclats puis rend le papier devenu chiffon à la conductrice qui pouvait repartir. Mais elle va certainement être arrêtée un kilomètre plus loin au check-point mobile de
Bourin. Et il lui faudra utiliser toutes les langues de la création pour expliquer aux soldats pourquoi elle a osé salir le précieux laissez-passer émis par l’Etat d’Israël pour se déplacer dans son propre pays ».
Abou Jamil du camp d’Al Faraa, responsable de la vie associative du camp, est un enseignant comme ceux de ces images d’Epinal qui représentaient l’instit’ des campagnes françaises il y a un siècle. Il me téléphone pour m’informer qu’il ne peut plus faire les 15 km Al Faraa-Naplouse : trop d’humiliations, et la route a été fermée au passage des automobiles depuis deux semaines. Les villageois et les habitants de Tobas, Jenine, Badan, Assira,... doivent descendre de leurs voitures, escalader un tas de gravats et reprendre d’autres voitures sous l’oeil narquois des voyous israéliens.

Comme réconfort, je l’assure que je viendrai à Al Faraa apporter les 50 uniformes offerts par Darna pour sa troupe de scouts. Abou Jamil me déclare " Et au milieu de tout çà, on entend encore des gens
qui discutent pour savoir si le sionisme est un équivalent de l’apartheid.
Moi, je dis qu’il est un peu plus comme Kadima au centre de l’échiquier, c’est-à-dire entre l’apartheid et un nazisme relooké".

Maher, père de 4 enfants dont un syndicaliste étudiant, me raconte :
" A Naplouse, nous avons des rêves bizarres : faire naître des enfants ayant 30 ans dès l’accouchement, pour pouvoir passer le check-point, ou apprendre la détention de son fils activiste plutôt que de le récupérer mort ou paralysé après une incursion. Voilà, être en prison pour un jeune est mille fois mieux pour ses parents, car on sait au moins qu il est vivant. C’est absurde, mais réellement, c’est cela nos rêves. "

Voici le quotidien d’une ville prison nommée Naplouse. Raiid, jeune de Darna, me reprend : « Non Youssef, ce n’est pas une prison, mais une nouvelle forme de prison, où le geôlier n’assure ni alimentation, ni gestion quotidienne de l’institution. L’Autorité palestinienne, elle-même prisonnière, essaye d’assurer le quotidien (santé, éducation, travail, ...) et le geôlier fait ses entrées et sorties pour tabasser, humilier ou faire passer des citoyens d’une prison informelle à d’autres plus formelles. A mon avis, Abou Mazen aurait dû dissoudre l’Autorité quand on a vu, répercutées sur les télévisions, ces images de policiers en slip quittant la petite prison dans la prison de Jericho, mais sans sa démission nous savons au quotidien que notre statut est celui d’un prisonnier, trimant pour payer ses
frais de détention".

Naplouze, le 7 avril 2006



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