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Dévoiler les fictions juridiques d’Israël

Le 3 juillet, des drones israéliens ont lancé des frappes aériennes sur le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie occupée, et plus de 1 000 soldats ont envahi la zone. L’assaut de deux jours était la plus grande opération militaire en Cisjordanie depuis 2002. Lorsque les forces israéliennes se sont retirées du camp, les soldats avaient tué 12 palestiniens, en avaient blessé plus de 100 et forcé des milliers de personnes à fuir leurs maisons. Ils avaient également attaqué les infrastructures du camp, rasé des routes, dévasté les réseaux d’électricité, d’eau et d’égouts, et endommagé des voitures, des maisons et des hôpitaux.

Les responsables israéliens ont déclaré que l’opération était nécessaire pour réprimer les groupes armés palestiniens dont certains membres vivaient dans le camp et qu’ils accusent d’ avoir lancé plus de 50 tirs sur des cibles israéliennes au cours des six derniers mois. L’armée israélienne a également affirmé avoir saisi plus de 1 000 armes stockées dans le camp. Alors qu’une grande partie de la communauté internationale – y compris le gouvernement des États-Unis – a conforté la position israélienne en considérant l’invasion comme légitime, l’avocate et défenseuse des droits de l’homme Noura Erakat, auteur du livre Justice for Some : Law and the Question of Palestine, affirme que l’attaque a violé le droit international. Les justifications d’Israël, soutient-elle, démontrent sa persévérance dans un projet qui vise, comme elle le formule, « le rétrécissement du civil », limitant la définition juridique d’un « civil » lorsqu’il s’agit de Palestiniens. J’ai interrogé Erakat sur le raisonnement juridique qu’Israël a utilisé pour défendre l’invasion, les efforts qu’il a faits pour changer unilatéralement les lois de la guerre — et les limites de l’utilisation du droit international pour s’opposer à la violence israélienne. Cette interview a été raccourcie et modifiée pour plus de clarté.

Alex Kane : Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a qualifié l’invasion de Jénine d’attaque contre « la cible la plus légitime de la planète, des gens qui cherche à anéantir notre pays ». L’administration Biden a implicitement accepté ce récit, disant qu’Israël avait le « droit de défendre son peuple ». Que dit le droit international de l’invasion de Jénine par Israël ?

Noura Erakat : J’aimerais insister sur le vocabulaire dont Netanyahu se sert – un vocabulaire racial qui fait des Palestiniens des terroristes. En réalité, tout ce que les combattants de Jénine possèdent ce sont des armes de poing, des engins explosifs improvisés et des cocktails Molotov. Ils ne peuvent pas anéantir grand-chose avec ça.

En fait, Israël ne peut pas évoquer le droit de se défendre s’agissant du territoire et du peuple qu’il occupe. Selon la Quatrième Convention de Genève, il a le devoir et la responsabilité de protéger ces personnes jusqu’au retour à un statu quo antérieur aux hostilités, c’est-à-dire jusqu’à ce que la souveraineté soit rendue au peuple palestinien. Bien sûr, Israël nie que cette Convention soit applicable, parce qu’il refuse aux Palestiniens la qualification de « peuple » — à leurs yeux, donc, il n’y a pas un Etat souverain vers lequel ce peuple pourrait retourner.

Israël prétend également que ce territoire lui appartient. Il prétend qu’il avait donc le droit de le reprendre par la force ; leur affirmation que la guerre de 1967 était une guerre d’autodéfense sert cet argument. Aucune de ces affirmations n’est vraie. Israël insiste sur le fait que l’attaque qui a déclenché la guerre de 1967 – au cours de laquelle il a détruit toute la flotte aérienne égyptienne alors encore au sol – était une frappe préventive contre une attaque inévitable de l’Égypte. En réalité, l’Égypte coopérait pendant ce temps avec les États-Unis dans l’objectif de médiatiser un accord. Ce n’était pas une guerre défensive, mais même si cela avait été le cas, depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies en 1945, il n’existe aucun principe de droit international qui permette l’acquisition de territoire et ceci, quoique soient les circonstances.

Israël a créé et perpétué des fictions juridiques pour décréter le droit international inapplicable. Pour commencer, Israël nie qu’il y a occupation. Il affirme que le territoire est « contesté » et applique de facto le droit de l’occupation, ce qui lui permet de sélectionner les dispositions auxquelles il estime devoir se conformer. Il a créé un régime « sui generis » qui n’a ni analogie ni précédent, lequel d’une part ne reconnaît pas les Palestiniens comme faisant partie de son ordre intérieur – ce qui obligerait à qualifier sa confrontation avec les Palestiniens en guerre civile – et d’autre part refuse de reconnaître qu’il s’agit d’une guerre régulière contre un pays souverain naissant luttant pour la libération nationale. Au lieu de cela, Israël s’affaire à fabriquer une nouvelle loi qui s’appliquerait à ce qu’il appelle « un conflit armé inqualifiable comme guerre ». Cela permet à Israël d’usurper la souveraineté des Palestiniens et le pouvoir de police qui y serait normalement associé, tout en utilisant contre eux la force militaire.

AK : Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a critiqué Israël pour avoir utilisé ce qu’il a qualifié de force excessive. En réponse, l’ambassadeur d’Israël à l’ONU a déclaré que l’armée israélienne avait entrepris, au contraire, « des actions défensives visant uniquement à démanteler l’infrastructure terroriste ». Que pensez-vous de cette position diplomatique ?

NE : C’est terriblement décevant que les Nations Unies ne puissent pas parler avec plus de précision. Israël a fait usage d’une force excessive, et António Guterres aurait pu citer précisément en quoi cela consistait.

Une force excessive, c’est Israël utilisant des navires de guerre aériens sur une population de 11 000 à 14 000 personnes dans une zone d’un demi-kilomètre carré. Ce seul fait indique qu’Israël n’a pas la capacité de distinguer précisément les cibles militaires des cibles civiles. Cela viole le principe de distinction selon le droit international. Israël a démoli ou endommagé, sans raison aucune, près de 80 % des bâtiments du camp de réfugiés de Jénine et a coupé l’électricité et l’eau. De plus, il a ciblé directement les journalistes. Il s’agissait d’une opération tout à fait disproportionnée qui visait à terroriser les Palestiniens et à les forcer à se soumettre.

L’affirmation selon laquelle il s’agissait de démanteler des cellules terroristes non seulement repose sur du vocabulaire racial, comme je l’ai dit, mais feint également d’ignorer le fait qu’Israël ne devrait pas être en Cisjordanie – où il construit des colonies illégales. Cela tait également le fait que ce sont en fait les colons – des colons armés sous la protection de l’armée – qui ont attaqué les Palestiniens en toute impunité. Cette année seulement, les colons ont lancé trois pogroms contre les Palestiniens. Les Palestiniens et Palestiniennes n’ont personne pour les protéger. Là où de jeunes hommes palestiniens ont pris les armes pour se défendre, on ne peut parler d« infrastructure terroriste ». C’est un peuple qui résiste à une occupation militaire, au colonialisme et à un régime d’apartheid, ce qu’il a le droit légal de faire, selon l’article 1(4) des protocoles additionnels de 1977 [à la Convention de Genève], qui dispose qu’un peuple qui vit sous la domination coloniale, l’occupation étrangère et un régime raciste a le droit d’utiliser la force. Ce principe s’étend à l’ensemble du Territoire occupé : les Palestiniens ont le droit d’utiliser la force contre Israël et toutes ses installations et cibles militaires pour mettre fin à leur régime injuste. Cette force, bien sûr, ne doit pas être illimitée et est régie par les principes de distinction et de proportionnalité, ainsi que par les autres lois qui régissent le combat irrégulier.

Tout ce qu’Israël a à faire pour répondre à une réaction de l’ONU disant que « c’était trop », c’est de dire « non, ce sont des terroristes », et c’est la fin de l’histoire. Ils n’ont pas à démontrer de quel ordre est la menace, ils n’ont pas à répondre du contexte qui est de leur fait. C’est un problème pour le droit international en général et pour le droit pénal en particulier. Le droit pénal n’enquête sur l’incident réel en question que d’une manière qui efface le contexte dans lequel il s’est produit, de sorte que l’on ne peut interroger le contexte du colonialisme, de l’apartheid et de l’occupation.

AK : Vous avez énuméré les différents préjudices subis par la population civile du camp de réfugiés de Jénine lors de cette invasion de deux jours. Vous avez également écrit que dans le cadre juridique israélien, les palestiniens ne sont qu’exceptionnellement considérés comme civils. Qu’est-ce que vous vouliez dire par là exactement ? Et comment voyez-vous ce cadre juridique à l’œuvre dans l’invasion de Jénine ?

NE : Je fais référence à un certain nombre de choses, parmi lesquelles un ensemble de décisions de la Cour suprême israélienne qui ont évalué l’usage de la force par Israël, ainsi que la légitimité d’un certain nombre d’exécutions extrajudiciaires. Il s’agissait d’incidents au cours desquels les forces israéliennes ont « tiré pour tuer » des Palestiniens qu’elles accusaient d’avoir lancé des attaques terroristes – sauf qu’il a été démontré que dans la seule année de 2016, sur les 97 incidents au cours desquels les forces israéliennes ont tué des palestiniens, 95 sur 97 n’avaient pas les moyens de mener une attaque mortelle. Israël utilise la force de manière préventive, et la Cour suprême a sanctionné un tel usage de la force.

En 2018, lors de la Marche du retour de Gaza [un mouvement de protestation palestinien d’une durée de 20 mois qui a été violemment réprimé par les troupes israéliennes, qui ont tué 214 manifestants palestiniens], la Cour suprême d’Israël a évalué l’utilisation militaire de la force par Israël contre les manifestations civiles. Dans ce cas, la question était de savoir si les snipers pouvaient tirer sur des civils à une distance de 300 mètres. La Cour suprême israélienne a déclaré explicitement que ces manifestations étaient un outil du Hamas et de ses attaques contre Israël, et que s’il y avait bien des civils parmi les manifestants, leur présence restait exceptionnelle.. Ce faisant, ils ont nié le fait qu’il s’agissait d’une manifestation civile palestinienne et ont surestimé le rôle du Hamas – qui a également une branche civile, ce n’est pas seulement une organisation militante. En concluant que les manifestations n’étaient pas de nature civile, le tribunal a permis à l’armée seule de décider si et quand elle pouvait recourir à la force létale. Ils ont laissé la décision à la discrétion militaire plutôt que de limiter la force qui peut être utilisée pour contrer les désordres civils ou les troubles en temps de paix.

Pendant ce temps, lors de ses opérations militaires à Gaza au cours de la dernière décennie et demie, Israël a changé les lois régissant les conflits armés en créant une nouvelle catégorie de lois de la guerre. Normalement, selon le droit des conflits armés, si un civil prend les armes pour combattre dans une guerre irrégulière, ce civil est considéré comme participant directement aux hostilités. Tant qu’il porte des armes, il constitue une cible légitime. Cependant, dès qu’il dépose ses armes, il ne l’est plus. Mais la Cour suprême israélienne a décidé dans l’affaire Comité public contre la torture en Israël contre le gouvernement d’Israël que les palestiniens qui ramassent des armes et les déposent par la suite, ne les déposent pas réellement — ils ne font que se reposer. Dotés donc d’une fonction de combat continue, ils restent des cibles légitimes – ceci qu’ils portent des armes sur un champ de bataille ou qu’ils dorment aux côtés de leur famille. Israël peut ainsi les cibler pendant qu’ils dorment et tuer tous ceux et celles qui les entourent.

Une autre façon dont Israël a changé les lois de la guerre a à voir avec l’éthique militaire, avec ce qu’on appelle la « protection par la force ». Dans le droit de la guerre, le principe de proportionnalité met en balance le préjudice subi par l’ennemi et l’avantage militaire obtenu. L’avantage militaire se détermine en nombre de vies de soldats que vous protégez et sauvez. Dans ce calcul, la vie des civils ennemis vaut plus que la vie de vos soldats. Mais Israël a inversé ce calcul, déclarant que la vie des civils ennemis – les palestiniens – vaut moins que la vie de leurs propres combattants, parce que sans l’intervention de Hamas, ils ne se seraient jamais battus. Cela fait partie de leur rationnel de base– Hamas a tout commencé, toutes les victimes sont donc de la responsabilité du Hamas.

Cela permet à Israël de tuer plus de civils tout en respectant l’équation de proportionnalité.

Tous ces différents mécanismes réunis constituent ce que je décris comme le « le rétrécissement du civil », la limitation quant à qui parmi les Palestiniens peut être compté comme un civil — ce qui a comme résultat que l’on peut infliger beaucoup plus de mal. Si ces Palestiniens ne sont pas considérés comme des civils, vous pouvez utiliser beaucoup plus de force et la qualifier de proportionnelle, même si cela cause énormément de tort et de dégâts. C’est précisément ce que nous avons vu à Jénine et ce que nous voyons être systématiquement infligé aux Palestiniens piégés dans la bande de Gaza.

AK : Quand vous dites qu’Israël a changé les lois de la guerre, que voulez-vous dire ?

NE : Les lois de la guerre comprennent la doctrine des traités – le Règlement de La Haye ainsi que les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels – et le droit coutumier. Le droit coutumier est composé de ce que les États pensent être légal — et de ce qu’ils font. Les lois de la guerre se trouvent modifiées non seulement par voie de traité, mais aussi par la pratique. Si un État belligérant viole une loi, il insiste souvent que cette violation est en fait dans les limites de ce qu’il peut se permettre de faire. La violation devient ainsi la base pour la création d’une nouvelle loi. Que cette nouvelle loi devienne ou non légitime dépend de la façon dont les États et d’autres entités réagissent. S’ils protestent, la proposition de nouvelle loi se trouvera rejetée. Mais s’ils réagissent tièdement, ou pire, s’ils commettent alors eux-mêmes cette violation, ils sèment de fait la graine pour la création d’une nouvelle loi.

Israël agit ainsi depuis la Seconde Intifada et continue de le faire à ce jour. Par exemple, il commet en Cisjordanie des assassinats extrajudiciaires de palestiniens qu’il considère comme des « assassinats ciblés ». Cette affirmation a été initialement rejetée par tous les États, jusqu’à ce que les États-Unis adoptent eux-mêmes la politique dans leur « guerre globale contre le terrorisme », ouvrant ainsi la voie pour cette nouvelle loi qui permet l’assassinat extrajudiciaire de cibles civiles ou militaires hors du champ de bataille. Cela fait maintenant 20 ans, et personne n’a jusqu’à là été tenu pour responsable d’assassinats extrajudiciaires. Israël dégrade les règles d’engagement guerrier dans le monde entier. Cela a lancé un mouvement qui encourage d’autres États à adopter la même politique, sa normalisation rendant le monde entier moins sûr.

AK : Le droit international ne s’est point avéré un moyen de dissuasion pour Israël. Pensez-vous que le droit international a une quelconque utilité pour faire face aux invasions répétées des villes de Cisjordanie par Israël et aux exécutions extrajudiciaires qui accompagnent ces incursions ? En d’autres termes, sert-il a quelque chose d’évoquer le droit international ?

NE : La loi a fait plus de mal que de bien aux palestiniens. Israël l’a utilisé de manière très stratégique pour faire avancer ses intérêts, c’est précisément pour cela que nous sommes maintenant dans la 56e année de l’occupation et la 75e année de la Nakba . Il n’est pas impossible que la loi puisse être utilisée pour bénéficier les palestiniens. Mais cela nécessitera une quantité incroyable de réflexion stratégique. Malheureusement, je ne pense pas que ce soit ainsi que les dirigeants palestiniens aient utilisé le droit international. Au lieu de tenir compte de la relation entre loi et pouvoir, l’Autorité palestinienne place une confiance excessive dans la loi pour faire régner la justice. Par exemple, elle a présenté des récours devant la Cour pénale internationale (CPI), mais ne s’est pas engagée auprès des mouvements politiques pour étayer ses arguments. Plutôt que de formuler ses plaintes en mettant en évidence le déséquilibre des pouvoirs et la nature politisée de la CPI, elle « joue selon les règles », dans l’espoir naïf que justice sera rendue. Il s’agit d’une approche à courte vue compte tenu du fait que la CPI elle-même est un tribunal politisé qui n’a jamais manqué de consacrer la suprématie européenne et l’inégalité structurelle. L’interprétation des faits par un tribunal dépend moins des faits eux-mêmes et de la solidité du cas que de l’équilibre entre le pouvoir militaire, économique, politique et moral.

La réponse courte est, bien sûr, que la loi est utile, mais tout dépend de la façon dont vous l’utilisez. Si vous êtes une avocate activiste comme moi, vous utiliserez la loi de manière stratégique. Cela impose de ne pas y être fidèle. De vous en servir quand c’est utile, de la laisser tomber quand c’est nuisible, de transformer les forces de votre adversaire en faiblesses et de transformer vos faiblesses — malgré l’asymétrie de la situation — en forces. Par exemple, j’ai utilisé la loi pour mettre en lumière à quel point la dernière attaque d’Israël contre Jénine a été néfaste, et comment nous devons renverser leur discours sur le terrorisme en soulignant qu’Israël n’a pas le droit de se défendre contre ces territoires, point final. Ici, j’utilise la loi comme un outil discursif pour saper ce que l’adversaire israélien essaie de nous faire croire. Ils insistent que ce sont eux qui sont attaqués. Au contraire, Israël attaque systématiquement un peuple laissé sans défense par la communauté internationale.

Une version précédente de cet article indiquait qu’Israël accusait les militants palestiniens de Jénine d’avoir lancé plus de 50 fusillades contre des colons et des soldats israéliens au cours des six derniers mois. En fait, Israël a accusé les militants de Jénine d’avoir tiré des attaques sur plus de 50 cibles israéliennes.

Alex Kane est journaliste principal pour Jewish Currents .

Source : [Jewish Currents</codehttps://jewishcurrents.org/unpacking-israels-legal-fictions>]

Traduction BM pour l’Agence média Palestine



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