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Semaine 2 du 26/02 au 04/03 : "Un objecteur de conscience"

C’est comme un souffle d’air pur qui traverse le hall compassé de l’hôtel King David, un grand garçon au visage ouvert, à la démarche souple, yeux clairs, large sourire enfantin. J’ai su immédiatement que c’était Itaï. On m’avait dit : “ Tu verras, c’est un garçon exceptionnel. ”
Nous avons tout de suite parlé de l’attentat qui a fait la veille neuf morts à Jérusalem. Il s’exprime calmement, sans la passion habituelle des Palestiniens ou des Israéliens, lorsqu’on évoque ce sujet si sensible.

- Je suis contre l’occupation, mais je suis aussi contre les attentats-suicides. Les Palestiniens affaiblissent leur cause et perdent la sympathie qu’ils avaient gagnée au début de l’Intifada. Je sais que nous avons une grande responsabilité, nous les avons occupés et maltraités pendant trente-cinq ans, mais je ne pense pas que ces attentats-suicides soient une bonne stratégie. Je pourrais peut-être comprendre quelqu’un de Jénine qui se réveille un matin et, désespéré, va se faire sauter au milieu des Israéliens, mais ces actes sont planifiés, encouragés, et cela je ne peux l’accepter. Même s’ils croient que c’est le seul moyen de mettre fin à l’occupation, le seul moyen d’être entendus, on n’a pas le droit de faire ça. Je suis vraiment déçu de ne pas voir plus de Palestiniens s’élever fermement contre ces actions, mais les condamner seulement du bout des lèvres. Ici les gens sont de plus en plus convaincus qu’ils ne veulent que nous tuer, nous chasser, nous jeter à la mer.

“ Et même si vous me persuadiez que c’est un bon moyen de faire avancer leur cause, je vous dirais que c’est néfaste pour eux ils détruisent leur société. Vous ne pouvez pas éduquer la jeunesse en lui disant qu’il est acceptable de tuer des femmes et des enfants pour arriver à ses fins, que pour gagner tout est légitime... Un individu doit se fixer une ligne rouge à ne jamais franchir, pour la seule raison qu’il est un être humain et qu’au-delà ce n’est plus l’humanité. C’est cette ligne que nous nous sommes fixée, nous, les objecteurs de conscience.

- Justement, comment en êtes-vous venu à prendre cette décision ?

- Je viens d’avoir trente ans, j’ai servi douze ans dans l’armée, dont quatre ans pleins comme capitaine, puis j’ai fait, chaque année, des périodes d’environ un mois. De 1991 à 1994, pendant la première Intifada, j’accomplissais mon service obligatoire dans les territoires occupés. Cela m’a pris douze ans pour réaliser que ce que nous faisions là était injustifiable, que cela allait à l’encontre de toute morale, de toute humanité. Même si vous essayiez de me convaincre que c’est la seule solution, je vous dirais que nous devons tout faire pour en trouver une autre.

- Quand les Palestiniens disent : “ Nous condamnons les attentas-suicides contre les civils mais pas contre les militaires ou les colons car nous n’avons aucune arme, et les Israéliens refusent de négocier ”, qu’en pensez-vous ?

- Il est parfaitement légitime qu’ils fassent ce qu’ils veulent contre des soldats. Je me suis souvent mis à la place d’un Palestinien et je n’ai aucun doute que j’agirais de même, mais je sais aussi que jamais je ne poserais une bombe dans une discothèque.

- Et contre les colons, qui sont des occupants ?

- Je ne suis pas sûr de connaître la réponse. C’est compliqué, il y a des enfants, des femmes, et la plupart d’entre eux ne sont pas venus pour des raisons idéologiques, mais économiques, parce que le gouvernement d’Israël est assez fou pour les encourager par toutes sortes d’aides matérielles à s’installer là. La plupart seraient heureux de partir s’ils avaient des compensations financières.

- Pour en revenir à vous, d’où venez-vous, vous et votre famille ?

- Je suis né en 1971 à Jérusalem. Ma famille paternelle vient de Turquie, mon père a fait son aliah en 1954, non que la famille ait eu des problèmes en Turquie, mais pour des raisons idéologiques ; ma mère représente la énième génération séfarade vivant à Jérusalem. Dans ma jeunesse, je n’avais pas beaucoup de relations avec les Arabes. Quand j’allais à Bethléem ou à Jérusalem-Est, je parlais avec les commerçants arabes, mais cela restait superficiel. A l’université, où j’étudie encore la géologie, il n’y a pas d’Arabes dans ma classe, seulement quelques-uns dans toute l’université, mais nous avons peu de contacts. Par contre, j’ai passé deux ans en Jordanie pour étudier sur le terrain. Là-bas je me suis fait de nombreux amis palestiniens, et nous avons beaucoup discuté.

“À l’époque de la première Intifada, j’avais dix-huit ans, j’ai servi comme soldat partout : à Hébron, à Gaza. Dès le début, j’ai essayé de prendre de la distance et d’observer objectivement ce que nous faisions là, je sentais que c’était mal, et ce dans les moindres situations quotidiennes.

“J’ai toujours essayé d’être poli et de convaincre les autres de l’être, de faire leur devoir le plus humainement, le plus correctement possible. J’ai aussi essayé de me convaincre que c’était le seul moyen de défendre l’État d’Israël, et j’y ai cru. On se sent meilleur d’arrondir les angles, d’empêcher les brutalités gratuites. Mais finalement on réalise que quand on est là on fait partie de l’opération et, qu’on la conduise avec plus ou moins de délicatesse, de toute façon on arrête, on humilie, on fouille. Alors dire bonjour ou non, cela revient au même. En définitive, on fait ce que fait toute armée d’occupation. Et ce n’est pas parce qu’on va être correct en arrêtant les gens aux barrages qu’on fera disparaître l’inhumanité de ceux-ci.

“ Parfois, après avoir tiré, il arrive aux soldats de pleurer. C’est de la pure hypocrisie, une façon de s’absoudre, de se dire qu’on a une belle âme. Mais les Palestiniens qu’on occupe, qu’en ont-ils à faire de notre culpabilité ?

Itaï joue avec son verre.

- La plus terrible expérience c’est le regard des gens quand vous entrez dans une maison la nuit, que vous les surprenez en plein sommeil, dans leur intimité, que vous marchez dans ces pièces minuscules sur leurs couvertures, avec vos grosses bottes, et que vous vous mettez à fouiller : les petits enfants qui pleurent, qui s’accrochent à leur mère qui les protège des monstres que nous sommes pour eux. Presque tous les soldats israéliens vous disent qu’ils savent que c’est mal de faire cela, mais, en même temps, qu’il n’y a pas d’autre moyen...

Il fixe un point bien au-delà de nous, il frissonne.
- Cela me poursuit, le regard des gens...

- Comment avez-vous décidé de renoncer ?

- Ce n’est pas un événement particulier, c’est depuis deux ans une suite d’événements et de discussions avec mes amis militaires. Beaucoup étaient d’avis que ce que nous faisions vivre aux Palestiniens était inacceptable. Ils pensaient qu’il fallait éviter les excès, les brutalités, mais continuer malgré tout, pour protéger Israël. Certains disaient même : “Nous vivons dans une démocratie, nous n’avons pas le choix, nous devons faire ce que le gouvernement démocratiquement élu nous demande de faire. ” J’ai tenté de leur expliquer que c’est justement parce que nous vivons dans une démocratie que nous avons le droit et le devoir de parler quand nous pensons que nous outrepassons les limites. C’est une discussion qui se poursuit encore entre nous. Je leur dis : “Ce conflit dure depuis trente-cinq ans. Trente-cinq ans devraient suffire pour comprendre que nous ne pouvons pas vaincre par la force, que la seule issue est de véritables négociations : accepter de donner aux Palestiniens un pays indépendant et non des bantoustans autonomes, surveillés par notre armée, comme ce que nous leur proposons. ”

“ Mais vous savez, cette décision de refuser de servir dans les territoires occupés a été difficile. J’avais cinquante soldats sous mes ordres. Je me sentais responsable. Dorénavant, ils iront sans moi, les choses peuvent mal tourner, l’un peut-être tué, je me sens coupable de ne pas être à leurs côtés, ce n’est pas facile, et c’est pour cela que beaucoup d’entre nous conti-nuent, même s’ils savent que c’est sans issue. Ils y vont par fidélité à leurs soldats. En tant qu’officier, on nous apprend à donner l’exemple, à être toujours le premier du peloton. Mais moi, dans les territoires occupés, je ne pouvais tout simplement plus crier à mes hommes : “ Suivez-moi ! ” Et je savais que si l’un de mes soldats était tué là-bas je ne pourrais pas regarder sa mère dans les yeux et lui dire : “ II n’a pas été tué en vain. ”

“ En revanche, je pense que j’ai le devoir de dire : “Suivez-moi ! ” dans ce que je fais maintenant. Aujourd’hui je serais capable de regarder une mère de soldat dans les yeux en lui disant : “J’ai fait tout ce que j’ai pu pour tenter d’empêcher ces morts qui sont totalement inutiles. ”

“ Avant de prendre ma décision j’ai réfléchi pendant deux ans, j’ai beaucoup parlé avec mon commandant, et puis, un jour, je lui ai dit : “Je ne viendrai pas à ma prochaine période. Je veux servir n’importe où ailleurs et je veux bien faire une période plus longue, mais pas là. ” II a accepté de me transférer ailleurs.

“ J’ai eu de la chance, je n’ai eu que vingt et un jours de prison, la moyenne est de vingt-huit, le maximum de trente-cinq. On a droit à un procès militaire, très court, le résultat est connu à l’avance. C’est un autre supérieur qui m’a jugé, avant le procès nous avons eu trois heures de discussion, mais le plus important pour moi c’est qu’à la fin il m’a dit : “Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je comprends parfaitement les raisons de votre décision et je la respecte. ”

“ Le mouvement des objecteurs a commencé avec deux officiers de retour de Gaza qui ont dit : “ C’est fini, on ne recommence pas ça ! ” Actuellement nous sommes quatre cent soixante à avoir déclaré que nous étions prêts à servir partout sauf dans les territoires occupés.

“ Nous formons un groupe, nous avons expliqué dans une déclaration publique que ce que font les soldats dans ces territoires n’a rien à voir avec la défense d’Israël. Certains nous ont qualifiés de traîtres, mais les médias essaient de plus en plus de comprendre ce qui a conduit de jeunes patriotes à dire : “ Assez ! ”

“ Car il est évident pour tout le monde que nous n’essayons pas d’échapper au service, nous sommes des officiers des forces d’élite, personne ne peut douter de notre dévouement à notre pays. C’est pour cela que notre position est si forte et fait réfléchir. Nous sommes très actifs, nous faisons de petits meetings, où nous discutons de notre expérience, de notre activité, de ce qu’il est possible de faire, concrètement, pour faire cesser l’occupation le plus tôt possible.

- Comment a réagi votre famille ?

- Ça n’a pas été facile pour eux. Ils me comprennent, mais je ne suis pas sûr qu’ils soient vraiment d’accord. Ma s ?ur, par exemple, est en total désaccord. La réalité est si complexe en Israël que même à l’intérieur d’une famille on a des avis différents.

“ Le problème c’est que toutes ces attaques-suicides ne facilitent pas la compréhension vis-à-vis des objecteurs de conscience. Il m’est difficile de parler de morale quand on assiste à des massacres de civils. Lorsqu’on voit des corps déchiquetés dans la rue, la réaction naturelle est de vouloir se venger. Mais il ne faut pas oublier que c’est aussi la réaction des Palestiniens quand l’armée tue leurs enfants.

“ II faut arrêter ce cycle infernal de violence qui se nourrit d’elle-même. L’autre est comme nous, ce qu’il veut c’est vivre en paix. Nous ne connaissons pas les Palestiniens, nous ne les voyons pas, nous nous faisons d’eux une image de gens très différents, une image de fanatiques qui aiment la mort, nous ne pouvons croire qu’ils veulent vivre normalement, dans un pays qui serait le leur, comme tout peuple qui a droit à un pays.

“Bien sûr que je veux combattre le terrorisme. Mais comment le combattre ? Est-ce en occupant une ville, en arrêtant des familles, en détruisant des maisons, en humiliant, en torturant des suspects ? Oui, c’est vrai qu’on trouve parfois des armes, qu’on peut attraper un coupable, mais en même temps on suscite des milliers de vocations de jeunes qui constitueront la prochaine génération de terroristes.

- Les objecteurs de conscience sont très peu nombreux, pensez-vous quand même avoir une véritable influence ?

- Nous ne serons jamais un mouvement de masse, nous le savons. Ce qui est important c’est d’organiser des discussions, des activités de rue. Nous sommes prêts à payer le prix pour notre engagement. En fait, beaucoup de gens nous approuvent mais ne veulent pas prendre position publiquement. Très peu, par exemple, acceptent de coller une affichette sur leur voiture disant : “ Arrêtons l’occupation au plus vite ! ”.

“ II y a une seule solution à ce conflit : celle de deux Etats vivant côte à côte. Un seul État, évoqué par certains, est une hypothèse irréaliste, chacun sera beaucoup plus heureux dans deux États séparés.

Il hésite un peu :

- J’aimerais être sûr que les Palestiniens vont vraiment accepter d’avoir un pays dans les limites des territoires occupés et ne regarderont plus vers Israël, mais, hélas, je n’en suis pas certain. Ce qui n’empêche pas que je suis pour la constitution d’une Palestine indépendante, florissante, faisant du commerce avec nous. Ceux qui rêveront encore de reprendre Israël seront progressivement écartés par une majorité qui, elle, voudra vivre en paix. Ce sont des desperados qui finiront par être éliminés.

“ Mais il faudra beaucoup d’argent pour les réfugiés qui ne pourront rentrer chez eux et qui devront avoir de quoi se refaire une vie ailleurs. Beaucoup d’argent aussi pour que le nouvel État palestinien se construise et que la misère ne pousse pas une population frustrée à écouter les extrémistes. Tout cela est possible, mais prendra du temps. La paix entre les deux pays sera longue à s’installer. Du jour où il y aura un État palestinien, n’attendez pas qu’il n’y ait plus du tout d’attentats ou que les extrémistes israéliens n’aillent plus faire le coup de feu. Cela prendra peut-être une génération pour que ceux qui sont contre cette solution médiane l’acceptent.

“ Israël devra rester vigilant, mais cela ne me gène pas car nous pourrons bien mieux défendre notre pays, à la fois du point de vue moral et pratique. Sur le plan international, nous aurons des frontières claires et reconnues, alors qu actuellement nous nous battons pour un pays qui n’est pas le nôtre. Aujourd’hui, il n’y a pas de frontières, il y a des colonies, tout est confus. Pourquoi est-ce que je me bats ? Est-ce pour défendre mon pays, ou est-ce comme un colonialiste, pour garder quelque chose qui ne m’appartient pas ?

“ Ce qui m’irrite, c’est que je suis sûr que la plupart des gens en Israël sont prêts à restituer la plus grande partie, sinon tous les territoires occupés, et je crois aussi que la plupart des Palestiniens souhaitent la paix si on leur rend les territoires occupés.
.
“ Nous aurions besoin de part et d’autre de dirigeants qui aient une vision, qui soient assez courageux pour prendre des décisions ardues. Ce n’est pas évident pour Arafat de dire : “ D’accord, je signe un traité de paix, mais les réfugies, a part quelques milliers dans le cadre des réunions de familles ne pourront pas rentrer chez eux. ” Et ce n’est pas plus évident pour un dirigeant israélien de dire : “ Rendons aux Palestiniens le mont du Temple où sont leurs mosquées, car ils doivent pouvoir administrer leurs Lieux saints. ”

“ Tout cela sera difficile. Pourtant, je reste optimiste, je sais que des deux côtés l’immense majorité des gens sont prêts a faire des sacrifices pour obtenir la paix."

In "Exactions armées et objecteurs de conscience", Le parfum de notre terre de Kenizé Mourad, Ed Robert Laffont, 2003

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